La "joie pure" de l’expressionniste abstraite Agnès Martin
La Tate Modern rend un bel hommage à son minimalisme, qui produit une intense émotion. Critique.
Publié le 26-06-2015 à 17h18 - Mis à jour le 26-03-2016 à 09h22
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C’est un des mystères de l’art : comment la réduction au minimal, au presque rien, peut néanmoins dans certains cas nous toucher si profondément et nous donner une grande joie, un sentiment du presque tout… Une question quasi métaphysique, taoïste, qui résume bien l’œuvre magnifique d’Agnès Martin (1912-2004) que la Tate Modern met cet été à l’honneur. Une occasion de découvrir cette artiste souvent oubliée chez nous et dont aucun livre ou reproduction ne peut donner la beauté que procure la vision de l’œuvre.
On ressent ce mystère dans la salle consacrée aux 12 toiles "The Islands" qu’elle peignit en 1979. On ne voit d’abord que du blanc immaculé, un peu crémeux, mais en y regardant de plus près, ces tableaux ont d’infinies nuances de blanc, de jaune, bleu et rouge, très pâles, et des variations fines de lignes horizontales tracées au crayon. Tout est identique et tout est différent. "Mes peintures, disait-elle, n’ont ni objet, ni espace, ni temps, ni forme, ni interruption. Elles sont lumière et émergence."
"Pas minimal"
On y voit les vibrations d’un paysage, les émotions d’un cœur, une joie pure et paradoxale quand on connaît la vie tragique de l’artiste.
On découvre à la Tate Modern ce qui a fait sa célébrité : de grands tableaux toujours carrés, de mêmes dimensions (60 pouces de côté, soit 1,83 x 1,83 m). Chaque toile est faite de couleurs pâles en aplats et d’une grille variable de lignes fines verticales et horizontales, faites au crayon avec les irrégularités d’un tracé à la main. Abolissant la distinction entre peinture et dessin, ces tableaux semblent incarner la sérénité mais c’est celle du calme après la tempête.
Agnès Martin est née en 1912 au Canada dans le Saskatchewan. Elle a expliqué avoir été psychologiquement abusée par sa mère obstinément silencieuse. Elle rencontra le bouddhisme zen et la philosophie taoïste qui la marquèrent toute sa vie. Comme elle fut marquée par le Nouveau-Mexique où elle fit ses études (à Albuquerque). Une autre composante essentielle était son homosexualité difficile à avouer à cette époque.
Dans les années 50 et 60, elle fit partie de la nouvelle peinture américaine, vivant à New York, proche d’Ad Reinhardt, Robert Indiana, Ellsworth Kelly et Barnett Newman.
Si, au début, elle avait encore une peinture influencée par le cubisme et le surréalisme, elle l’épura vite jusqu’à l’essentiel. Mais elle refusa toujours l’étiquette de "minimaliste", préférant parler d’elle comme d’une "expressionniste abstraite" à la manière de Pollock.
Ermitage au désert
Connue, elle abandonna brusquement l’art en 1967. On a diagnostiqué chez elle une schizophrénie paranoïde. On raconte qu’elle dut être enfermée en hôpital psychiatrique (avec chocs électriques), étant malade d’avoir entendu quelques notes du Messie de Haendel. Sans doute, sa construction systématique d’une grille, et de petites cellules au crayon, est-elle aussi une manière de contenir ses voix intérieures. Comme aujourd’hui l’artiste japonaise Yayoi Kusama qui passe ses nuits en hôpital psychiatrique et ses journées dans son atelier à multiplier les points colorés.
Après cinq ans, elle reprit la peinture, installée au Nouveau-Mexique dans une maison d’adobe, comme le firent avant elle Georgia O’Keeffe, Mark Rothko, DH Lawrence et Edward Hopper. Le paysage des déserts et les lumières du matin et du soir, furent pour elle comme pour ces autres artistes une source infinie d’inspiration.
Elle a écrit que, là, elle avait tourné le dos au monde. Les 50 dernières années de sa vie, elle n’avait jamais lu un journal, concentrée sur le seul essentiel.
C’est dans cette tension entre ses états mentaux et la sérénité de sa peinture que se tient le secret de l’émotion qu’on a à regarder ses tableaux à la Tate Modern. Ils sont comme les traces infimes de moments de crise, désormais passés.
Curieusement, à la fin de sa vie, à plus de 90 ans, Agnès Martin était revenue à des formes différentes, des triangles et des rectangles noirs. Comme si elle retrouvait une ultime jeunesse dans son "ermitage" de Taos.
Agnès Martin, Tate Modern, jusqu’au 11 octobre. Seconde entrée gratuite dans de nombreux musées londoniens sur présentation du billet Eurostar.