A Segui le siège de Soissons!
Dans le magnifique Arsenal sont rassemblées 70 oeuvres de l'Argentin Antonio Segui. Brossant cinq décennies d'oeuvres vivantes, l'ensemble donne une image idéale de l'homme et de son art. Un festival de peinture, d'humour, de critique sociale et citadine.
Publié le 28-06-2015 à 09h09 - Mis à jour le 28-06-2015 à 09h08
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Oserions-nous avancer qu’Antonio Segui, l’impétueux Argentin de Cordoba a, d’un coup d’exposition magique, descendu de son socle le vieil empereur Clovis dont l’imposante figure demeure liée à l’histoire légendée du fameux "Vase de Soissons" ?
Toujours est-il que lors du vernissage, la dame à l’accueil nous glissait, convaincue : "Nous avons déjà eu beaucoup de belles expositions ici, mais cette fois-ci, on est comme au musée avec un maître, c’est grandiose !"
Au vernissage, les mines étaient réjouies et ce n’était pas amabilité fortuite. De beaux témoins y accompagnèrent de bravos émus l’artiste du jour : le peintre et poète graveur Gérard Titus-Carmel, le poète-écrivain Bernard Noël, le peintre Vladimir Velickovic.
Nous-même étions subjugué par la qualité d’un ensemble qui, brossant cinq décennies d’œuvres vivantes, donne une image idéale de l’homme et de son art.
50 ans durant, Segui aura, il est vrai, convaincu la planète Terre entière de son talent très particulier. Ses rétrospectives et ses expositions ont fait le tour du monde.
Né en Argentine en 1934, il suivit ses classes dans son pays natal et en Espagne. Avant de beaucoup voyager, de découvrir Paris, Daumier et la satire qui fait mouche.
Rentré à Cordoba, il y signa ses premières expositions et s’en fut au Mexique, convaincu d’avoir tout à apprendre un peu partout. La culture précolombienne l’enthousiasma.
A lui la Ville Lumière
Avide de savoir et de culture, Segui s’imprègne avec un rare bonheur de tout ce qui le touche, de tout ce à quoi il touche. Et l’art de l’Afrique noire n’a plus de secrets pour lui. En 1963, il gagna Paris pour de bon.
L’exposition de Soissons, première rétrospective française, est révélatrice d’un parcours qui, tout en allant de l’avant, avait, dès le début, sonné la charge de l’exploration plastique d’une espèce d’incongruité humaine de se croire le plus beau, le plus fort.
Dans l’art de Segui, l’homme se retrouve confronté à ses délires, ses déroutes, à l’incommunicabilité qui l’habite.
Située dans un ancien Arsenal qui fut d’abord un couvent et jouxte l’auguste Abbaye des Vignes fondée en 1076 - il n’en reste que quelques salles et la façade de l’église -, la salle d’exposition doit tout à la sagacité et à l’esprit d’entreprise de Dominique Roussel, archéologue et conservateur du Patrimoine, amateur d’art moderne et contemporain.
Vestige d’actualité
Réorganisé intérieurement pour accueillir des expos temporaires, l’Arsenal a ses espaces anciens reconvertis en domaine accueillant pour l’actualité des arts.
De vastes salles sur deux étages et un accrochage Segui qui a bénéficié de l’expertise scénographique de Clelia, la compagne attentive de l’artiste, le compte est bon.
D’où le bonheur d’une circulation qui doit certes ses attraits à l’exceptionnelle qualité des œuvres mais aussi aux mises en relation toniques suscitées par leur disposition dans l’espace.
A Soissons, Segui nous donne à voir l’œuvre d’une vie vouée à la contemplation critique de l’incroyable comédie humaine. Préservées de la dispersion, les œuvres lui appartiennent et certaines d’entre elles n’avaient jamais été montrées auparavant.
Les jalons d’un grand œuvre
C’est à l’étage que le parcours prend date. Et la première des deux salles du haut réserve des surprises d’il y a cinq décennies. Voir d’où vient un artiste que l’on apprécie au présent est souvent déterminant, annonce la suite à venir.
Segui posa des jalons importants dès l’entame de sa carrière. Son regard ironique flamba dès 1966 et une huile sur bois découpé intitulée "Attention" sonne la charge.
La vie de tous les jours est son bastion. Un "Relief quotidien" de 1971 mériterait d’être médité par chaque visiteur. Segui s’amuse alors avec des découpes de papier ou de bois par lesquelles il met en joue nos faits et gestes.
Plastiquement, il y réussit la prouesse de jongler avec une rythmique époustouflante. Cela court et gesticule en tous sens. Dans des boîtes, il réalisa des saynètes articulées de bois découpé disposées sur des socles vivement colorés.
Art et Liberté
L’humour est omniprésent et les jeux plastiques sont constants. "La peinture, dira-t-il, est mon véritable espace de liberté. Sans celle-ci, je ne pourrais ni peindre, ni vivre."
De lui aussi cette phrase déterminante : "Art, Liberté, Ethique sont des mots qui s’imbriquent les uns dans les autres. L’art, c’est une morale de vie dans la plus grande liberté."
Segui a d’abord souscrit à divers types d’écriture plastique : sorte d’expressionnisme bientôt teinté d’art pop, voire de surréalisme.
L’invention iconographique est prégnante et le beau et gros livre, que lui a consacré Daniel Abadie en 2010 aux Editions Hazan, est explicite. Et Segui maîtrise depuis toujours la matière, ce qui conforte la densité de ses interpellations identitaires.
Une parodie de Rembrandt en 1978 étonne et épate. "L’homme et les traces qu’il laisse, je ne peux pas m’en échapper." Ce cri du cœur conditionnera toute sa production, emblématisée par son fameux petit bonhomme au chapeau flanqué ou non de son petit chien.
Un tableau étonnant, "Caja con Senores III", une huile sur toile de 1963, nous délivre une sorte de jeu de gueules, projetées en tous sens dans l’espace. Diabolique.
A partir des années 80, ses personnages typés font irruption et, bientôt, la ville agitée sera le lot de ses plus passionnantes compositions. La progression et la diversification constituent dès lors le cheminement impérieux d’un homme tracassé par une vie sociale qui déboussole.
Villes enfumées
Décrire ses toiles emplies d’hommes (chapeautés), de femmes (nues), d’immeubles, de fumées, de sens et autres, de couleurs denses ou criardes, de mines patibulaires ou hagardes, serait raccourcir un message cinglant.
En fait, ses tableaux nous racontent des histoires citadines. Des histoires argentines qui deviennent et sont aussi les nôtres.
Cette exposition Antonio Segui est un régal, parce que la peinture y jubile et gagne une partie qui n’est jamais jouée d’avance. Celle-ci interpelle à bon escient.
Arsenal - Musée de Soissons, Abbaye Saint-Jean-des-Vignes, 02 200 Soissons. Jusqu’au 30 août. Infos : +33(0)3.23.93.30.50, www.musee-soissons.org