L'encombrante légende de Robert Capa
Une étude remet en cause le récit de la couverture du Jour J par le photographe Robert Capa. Analyse.
Publié le 04-08-2015 à 20h06 - Mis à jour le 05-08-2015 à 17h18
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Robert Capa est unanimement reconnu comme l’un des plus grands photoreporters du XXe siècle. Sans aucun doute parce que sa carrière se confond avec l’histoire dont il a illustré les pages le plus dramatiques entre 1930 et 1950 avec des images qui font partie aujourd’hui de la mémoire collective. On se souvient de la célébrissime photo du soldat républicain espagnol tombant au combat en 1936 ("Falling Solider"), mais aussi de celle du G.I. débarquant sur une plage de Normandie en 1944 ("The Face in the Surf"). Sa renommée est universelle sans doute aussi parce que sa légende - celle d’un baroudeur courageux, séduisant et joueur - écrite de son vivant, notamment par lui-même, a été colportée sans le moindre esprit critique durant des décennies.
Histoire épique
Ladite légende en prend pour son grade ces derniers temps avec une info qui fait le buzz sur le Net et, partant, dans la presse américaine. Plus précisément l’histoire épique de sa "couverture" du D-Day. Selon la version couramment retenue, Robert Capa aurait débarqué à Omaha Beach avec les G.I.s de la première vague, pris une centaine d’images pendant au moins une heure et demie, puis envoyé ses bobines au bureau de "Life" à Londres où un laborantin trop pressé aurait raté les développements. Ce serait pour cette raison qu’il ne reste aujourd’hui que onze clichés assez flous, ceux par ailleurs publiés par le célèbre magazine le 19 juin 1944. Cependant, depuis un an, toute une série d’articles diffusés sur le site Photocritic International dément ce récit habituel.
Romanesque
D’abord Capa serait resté peu de temps sur la plage - entre 15 et 30 minutes - selon les témoignages que le critique A.D. Coleman, l’auteur de ce site, a recoupés. En effet, il ne serait pas arrivé avec la première vague, mais bien avec la troisième - entre 7h20 et 7h40. Il en serait reparti à 7h47 comme en attestent formellement Clifford W. Lewis, le machiniste d’une péniche des U.S. Coast Guard, mais aussi Huston "Hu" S. Riley, le seul soldat photographié de face par Capa durant ce court laps de temps et retrouvé par l’historien Lowell Getz en 2004. En bref, au vu du timing et de la planche contact, Capa serait resté au plus 30 minutes sur la plage et n’aurait pas pris d’autres photos que les onze que nous connaissons.
Ensuite, l’histoire du laborantin maladroit ne tient pas debout. Les photos soi-disant rescapées ne présentent aucun signe des détériorations dues à la surchauffe supposée lors du séchage. Pourtant c’est la version soutenue encore il y a peu de temps par l’ICP (l’International Center of Photography à New York, fondé par Corneil Capa, le frère de Robert), par "Time" (auquel appartenait "Life") et depuis le début par John Morris, responsable photo du magazine. Pas étonnant que celui-ci soit à l’origine de cette version romanesque car il voulait - selon Coleman - "couvrir les culs de tous ceux qui étaient impliqués" à "Life" pendant la nuit du 7 juin.
Scénario
C’était en effet un grand embarras pour l’équipe de découvrir au développement que son "envoyé spécial", qu’on disait déjà à l’époque "le plus grand photographe de guerre", n’avait pris qu’une dizaine d’images en quelques minutes avant de quitter les lieux. Exactement onze clichés en lieu et place du reportage spectaculaire attendu, dont cinq avaient été pris à partir du bateau, deux étaient complètement flous et un seul - "The Face in the Surf", le visage flou de "Hu" Riley - était intéressant.
En soi, ce qui vient d’être révélé n’a rien de scandaleux. Il était bien humain de la part de Capa d’avoir la trouille et de vouloir quitter le carnage au plus vite. On peut même reconnaître que l’exploit de cette seule photo dénote un fameux courage. Et on peut comprendre aussi son écriture quelque peu "cinématographique" de l’histoire lorsqu’il dicte en 1946 son autobiographie "Slightly Out of Focus" dont il a idée de sortir un scénario pour Hollywood. A vrai dire, la révélation par José Manuel Susperregui en 2009 que "Falling Soldier", l’icône absolue de l’image de guerre, était une pure mise en scène, fut autrement plus embarrassante…
Non, en fait, ce qui gêne ici, c’est que ce mythe qui entoure le fondateur de l’agence Magnum est entretenu sans discernement, pour tout dire avec mauvaise foi, par ce que Coleman appelle le "business Capa". En l’occurrence par des institutions - ICP, Time, Magnum - au cœur du journalisme mondial.