Connaissez-vous les gentils barbares de nos contrées?
Au Macro, à Rome, fait assez rare : une expo consacrée à l’art national du Plat Pays.
Publié le 12-08-2015 à 18h15 - Mis à jour le 13-08-2015 à 07h31
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"En Flandre, on peint uniquement pour tromper la vue […] Les peintures ne sont que des chiffons […]. Tout est peint sans raison ni art, sans aucune symétrie ni proportion […]. Bien sûr, il y a des pays où l’on peint encore moins bien qu’en Flandre." Si Michel-Ange fut un grand peintre, oserait-on dire qu’il ne fut pas le plus grand critique d’art, pour livrer avec assurance ce genre de pensée sur la peinture flamande à Francisco de Hollanda, dans "Quatre dialogues sur la peinture". Allez, il faut bien le lui reconnaître : au XVIe siècle, le peintre flamand paraissait, depuis l’Italie instigatrice de la Renaissance - une ère nouvelle, rien moins que cela -, un barbare qui ne connaissait rien au beau, se livrant à des scènes de genre mineures sur fond de verdure, sans rien entendre au chiffre d’or et à la représentation classique. Sans doute peut-on en déduire que Michel-Ange n’eut jamais l’intention d’exposer du Bruegel l’Ancien au-dessus de sa cheminée…
Le barbare, ce poilu du Nord qui bafouille
C’est précisément de cela que traite l’expo actuellement visible au Macro, musée d’art contemporain de Rome, "Belges, barbares et poètes" (et qu’on pourra voir à Bruxelles en octobre). Une exposition imaginée par le curateur - par ailleurs galeriste bruxellois -, Antonio Nardone. Mais qui est donc ton barbare à toi ? Car s’il y a bien une notion floue, qui se déplace en fonction des frontières, c’est la définition du "barbare". In fine, on est tous le barbare de celui qui se prend pour le tenant du classicisme et du Beau en puissance…
Le mot "barbare" est en effet inventé au temps de la Grèce antique, celle qui invente la démocratie et le terme de classicisme dans l’art. Les barbares sont alors ces individus poilus (tout le monde est plus poilu qu’un Hellène à l’époque, puisque la beauté corporelle passe par la suppression de la pilosité, chez les Grecs), qui vivent de l’autre côté du limes et dont on n’entend rien à la langue maternelle, faite de baragouinages. Et voilà comment le gars de l’autre côté du mur devient le barbare de celui qui avait érigé la frontière.
Les barbares au musée
Tout à coup, exposer dans la Ville éternelle, continuatrice du classicisme grec, ces barbares d’artistes belges, cela ressemble déjà à une bonne blague (une blague belge, évidemment).
Antonio Nardone, que nous avions interrogé dans nos pages au sujet de cette expo en juin dernier (cf. "Arts Libre", 19/06), interroge volontairement l’art sous la forme de sa nationalité - une formule qui n’a pas forcément le vent en poupe dans les musées. Lui persiste et signe : "Il me semble logique de proposer une nouvelle piste de lecture sur l’art belge moderne et contemporain. Si aujourd’hui cela fait très tendance de présenter des artistes internationaux dans nos institutions et musées, je crois qu’il serait pertinent de mettre l’accent sur l’art belge qui, vu de l’étranger, est un formidable creuset de création. D’autant que, selon lui, "l ’artiste belge aborde des questions sérieuses avec humour et distance. Il n’a peur ni du grotesque, ni du tragique. Sans conteste, la poésie émane de cette autodérision et de ce sarcasme à travers des pratiques artistiques sensibles".
Le barbare, un homme libéré
Belges, barbares ou poètes ? Comment trancher ? Une visite guidée de l’art belge (cf. ci-dessous) exposé au Macro y répond en partie, mais pose une question en sus : êtes-vous bien sûr que ceux qui vivent au-delà de votre monde à vous sont les barbares que vous aviez imaginés ? Il se trouve en effet qu’ils usent d’une autre langue, d’un langage artistique singulier, pour exprimer leur pensée. Une pensée singulière et donc alternative qui, bien qu’elle émane du barbare, est paradoxalement plus ouverte et moins délimitée par la bien-pensance.
On citera ici-bas les propos de notre collègue Guy Duplat, dont les mots sont repris au début de l’expo du Macro : "Dans un pays où il suffit de lever les yeux pour être à l’étranger, dans un pays de bâtards et de frottements de culture, la liberté de créer est plus grande."
Rassurez-vous, bande de barbares belges, quand l’expo quittera la Ville éternelle, ce ne sera que pour mieux s’installer, à l’automne, dans nos contrées, en l’occurrence au Vanderborght.
"Les Belges, barbares et poètes", au Macro, à Rome, jusqu’au 13 septembre. Infos : macromuseo.org
Et à partir du 2 octobre, au Vanderborght, à Bruxelles. Infos : www.galerienardone.be
L’artiste belge : un bavard, un blagueur, un bizarre
La frontière est ténue dans ce qui différencie un barbare d’un poète. Celui qui décide de l’appellation pose en fait la question du langage artistique. Et précisément, en Belgique - dans ce mini-pays où tant de langues (officielles ou immigrées) se chevauchent -, les langages sont multiples. Et on préfère mixer "un peu de tout" à la façon d’un plateau de fromages. Cela donne des appellations fortes et fraternelles comme "Kunstenfestivaldesarts", ou de l’espéranto du compromis comme l’appellation "Bozar". Mais ce qu’on aime, semble-t-il, en Plat Pays, c’est de remettre en cause ce langage. "Ceci n’est pas une pipe" de Magritte n’en finit pas de nous interroger sur la force des mots. Les artistes belges exposés au Macro sont de ceux qui ont joué avec les mots, en ont fait leur marque de fabrique… On redécouvre avec enchantement les pages issues de la revue "Daily-Bul", créée par André Balthazar et Pol Bury, dont l’"Essai d’analyse stéthoscopique du continent belge", illustré par l’incontinent Manneken-Pis, ou encore la frite comme concept de compréhension du monde par Achille Campenaire.
Des barbares ? Non, des inventeurs incompris à la Tryphon
Certains artistes exposés ici apparaissent aussi comme des illuminés mais, in fine, ils ne s’en rendent même plus compte. Pensez à Tryphon Tournesol, qui ignora toute sa vie comme il pouvait être moqué. Panamarenko, exposé dans les murs du Macro, a tout, lui aussi, d’un Tryphon. La légende raconte que, dans sa jeunesse, il avait inventé des chaussures magnétiques qui lui permettaient de marcher au plafond et aussi un hélicoptère à pédales. On ne regardera plus jamais de la même façon ces machines volantes.
L’artiste belge aborde des questions sérieuses avec humour
Dans "Accident de chasse", le tigrounet de Pascal Bernier a des bandages. Et s’il est question, dans son travail, de vie et de mort - de Bambi gentil et de méchant chasseur -, la provocation n’est jamais frontale, le propos dépasse le combat. Un travail ludique et poétique. Poétique, comme une mélodie à méditer : c’est ce que propose "Le pas de deux" hypnotique de Johan Muyle qui danse au milieu de l’espace d’exposition. Une œuvre évoquant le double, l’Autre qui fait peur, mais aussi le compromis nécessaire. Le compromis, encore une histoire belge... Ce compromis dont les Belges usent pour se définir n’est-il pas justement ce qui leur permet de faire la part belle à la nuance, et de proposer un discours de l’art pas du tout péremptoire ?
Trois exemples de discours de poètes barbares: Dire des choses sérieuses en décalé
On aura beau dire que l’artiste belge a le sens du décalage, cela ne l’empêche pas de s’attaquer à de gros dossiers. C’est ainsi que Patrick Van Roy a imaginé une œuvre à la frontière entre le berceau et le cercueil d’un enfant, intitulée "Birth". Sa particularité, toute en ironie : le cercueil d’enfant est en fait composé de cartes-mères (d’ordinateurs).
Jean-Luc Moerman, quant à lui, a pour dessein une pratique artistique qui modifie le regard que l’on porte sur l’imagerie universelle. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à tatouer le Christ, s’attaquant ainsi à l’image du Messie - ce qui n’est pas sans risque, évidemment. A l’époque du "Piss Christ" de Serrano (un crucifix plongé dans le sang et l’urine et photographié ensuite par l’artiste), le milieu artistique contemporain avait dû défendre, bec et ongles, contre les associations catholiques, une position de libre-pensée artistique qui devait dépasser l’argument du "respect spirituel".
Enfin, avec "Despotes de jardins" (2009), Alessandro Filippini se moque des dictateurs en les reproduisant à la taille de nains de jardin. Si Adolf a encore sa moustache et Staline son regard conquérant, tous les deux ont un petit habit de feutrine ridicule qui les invite, c’est le cas de le dire, à aller se rhabiller.