Quand tourisme rime avec voyeurisme
Aux Rencontres d’Arles, Ambroise Tézenas se penche sur la visite des lieux de catastrophes.
Publié le 16-08-2015 à 17h19 - Mis à jour le 17-08-2015 à 11h44
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"Nous arrivons dans la ville de Yingxiu où vous pouvez photographier le collège (environ 53 morts) et l’école primaire (environ 250 morts) de Xuankou." Voilà ce qu’a pu entendre le photographe Ambroise Tézenas lors d’un voyage organisé en Chine par une agence spécialisée dans ce qu’on appelle le "tourisme noir". Son exposition aux Rencontres d’Arles reprend une sélection des reportages qu’il a entrepris à travers le monde sur des destinations du même genre et dont l’intégralité a été publiée chez Actes Sud sous l’intitulé "Tourisme de la désolation".
Malaise
Ce phénomène confondant voyage et voyeurisme ne date pas d’hier, c’est le moins qu’on puisse dire. En 1871, les jours sanglants de la Commune étaient à peine terminés que des photographes plantaient leurs appareils dans les rues encore fumantes. Il y avait certes pour eux l’attrait ô combien romantique de "l’esthétique de la ruine", mais aussi la promesse de retombées commerciales certaines à travers la vente de cartes, de vues stéréoscopiques ou d’albums. Notamment à une clientèle s’adonnant à un tourisme - inédit - de zone sinistrée. L’agence de voyages Cook par exemple proposait aux Anglais un tour spécial "Ruines de la Commune" qui connut un grand succès.
Aujourd’hui, Auschwitz-Birkenau ou Oradour-sur-Glane font partie des "lieux de mémoire" parmi les plus visités au monde. Certes cela peut sembler louable pour que l’on n’oublie pas ce qui s’y est passé, mais le commerce que cela génère - guides, boutiques, restaurants - laisse une impression de malaise. Les photographies de Tézenas sont frappantes à cet égard car elles montrent à la fois la mise en scène muséale du lieu et les commodités habituelles aux alentours. Le contraste, en soulignant le fait que le touriste voit le drame passé dans un certain confort, nous laisse entendre que son ressenti ne peut être que superficiel.
Qu’à cela ne tienne, à l’alibi culturel, certains ajoutent l’alibi de l’implication. Ainsi, l’ancienne prison militaire de Karosta en Lettonie, "réputée plus impressionnante que celle d’Alcatraz", permet aux visiteurs qui le souhaitent de passer une nuit à la dure. "Vous aurez l’occasion de vous mettre dans la peau d’un prisonnier durant une sombre et lugubre nuit", annonce le prospectus publicitaire. Mieux, il y a possibilité aussi d’y participer au jeu d’espionnage "Evadez-vous d’URSS".
Le sens de la visite
Dans la préface du livre de Tézenas, le Pr J.J.Lennon de l’université de Glasgow - spécialiste des problématiques de l’industrie du tourisme - tente, face à des initiatives d’un goût aussi douteux, de distinguer la curiosité morbide de la volonté d’apprendre ou de transmettre. Il rappelle l’expression "l’autre planète" qu’employait Primo Lévi pour parler de la réalité indicible des camps d’extermination. Il évoque aussi le film "Shoah" de Claude Lanzmann et la volonté de celui-ci d’éviter la fascination des images pour obliger les spectateurs à questionner leur propre regard. Et c’est précisément cette question du sens de la visite aux lieux de désastres que parvient à susciter Ambroise Tézenas avec ce travail décapant certes, avant tout pertinent.
"Tourisme de la désolation", photographies d’Antoine Tézenas. Rencontres d’Arles., Grande Halle, parc des Ateliers, jusqu’au 20 septembre. Rens. : www.rencontres-arles.com/.
Livre, introduction de J.J. Lennon, 200 p., 100 photos, 44 euros.