L'ailleurs, c'est aussi chez soi, mais autrement
Au Fomu d'Anvers, l'exposition "D'entre eux" de Cédric Gerbehaye, où un photojournaliste au long cours redécouvre son pays. Un travail où le regard neuf sur le familier se substitue à l'étonnement pour l'exotisme. A l'heure de la globalisation, l'occasion de s'interroger sur l'altérité.
Publié le 27-08-2015 à 13h46
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Cela fait un bout de temps que Cédric Gerbehaye (Agence Vu) a délaissé le cabotage pour la photographie au long cours. Pour tout dire, on ne l’a jamais vu beaucoup travailler en Belgique puisqu’après ses études de journaliste, il a largué les amarres pour le Moyen-Orient d’abord, puis pour le Congo et le Soudan ensuite.
De retour
Comme le laisse entendre l’intitulé "D’entre eux", son plus récent travail exposé en ce moment au Fomu à Anvers et publié en ce début d’été au Bec en l’Air, le voici revenu au pays, avec les yeux du voyageur qui tente de retrouver son chez soi. Un défi que pas mal de photographes avant lui ont plus ou moins bien relevé. On pense ici au come-back du grand William Klein découvrant les incroyables bouleversements de New York dans l’immédiat après-guerre. On pense aussi à quelques Belges - de François Hers en passant par Harry Gruyaert ou Frédéric Lecloux - réglant chacun à leur manière des comptes avec cette "Pauvre B…" à leurs yeux si décevante.
Ce n’est pas le cas de Cédric Gerbehaye dont le retour s’est avéré à la fois plus serein et plus complexe. Il ne s’agissait pas en effet pour lui de confirmer des convictions, mais bien de réinterroger le familier et, pour mieux l’appréhender, l’aborder comme une "terra incognita".
A propos de son travail documentaire dans les zones lointaines de conflit, Christian Caujolle, le fondateur de l’Agence Vu, fait remarquer très justement : "Il y a chez lui une ‘volonté de savoir’ qui est un besoin de comprendre. Comprendre l’inacceptable autant que l’incompréhensible, les gens comme les paysages, la dévastation et les émotions. Les siennes et celles de ceux qu’il rencontre, avec pudeur, avec empathie."
Implication
Cette approche curieuse des lieux et des hommes qui apparaissait en effet dans ses précédents ouvrages "Congo in Limbo" et "Land of Cush", on la retrouve intacte ici avec une même volonté de proximité et surtout d’implication. Nombreux sont les portraits pris à moins d’un mètre. Que ce soient ceux de cheminots dans une manifestation, de jeunes festivaliers en transe ou de détenus en peine. Précisément, si la réalité carcérale occupe une part de ce récent travail, c’est tout simplement parce que l’auteur habite en face de deux prisons et qu’il en entend les bruits. Il n’en fallait dès lors pas plus pour qu’il y aille voir et photographier avec cette empathie de la "concerned photography" (photographie engagée) si chère à Eugene Smith.
Cette nécessité patente d’aller au contact, mais surtout de se sentir concerné par ce qu’il voit, nous montre incidemment que cet "ailleurs" qui nous sert de miroir et qui fut si longtemps au cœur de l’ethnologie (voir ci-contre), mais aussi de la photographie documentaire, est désormais moins une question d’éloignement que de curiosité. A l’heure de la globalisation, au lointain succède un exotisme de proximité, c’est-à-dire une volonté de regard neuf pour saisir dans ce qui nous entoure la profondeur anthropologique occultée par l’habitude.
Fondamentaux humains
Dans le livre par exemple, deux images prises à la fête du Doudou à Mons renvoient l’un à l’autre le décorum baroque des vêtements du clergé et les tatouages alambiqués de participants. Il ne s’agit pas là d’ironie, mais bien d’une façon de souligner visuellement le besoin d’apparat dans les rites et cérémonies. En quelque sorte, de nous faire percevoir dans des situations singulières - en l’occurrence belges - les fondamentaux humains. Et c’est bien ainsi qu’il faut également comprendre la photographie de couverture (ci-dessus), à première vue assez énigmatique. Un cadrage quasi abstrait sur les formes sculpturales d’un taureau - "Abricot de Trèfles, 925 kg, à la Foire agricole de Libramont" - accentuées par une tonte sophistiquée du pelage. Pour le photographe qui connaît si bien le Soudan du Sud, cette vue a peut-être rappelé cette importance du bétail chez les Nuer qu’avait mise en évidence l’anthropologue E.E. Evans-Pritchard dans les années 1930.
Pourtant, pas besoin de ce détour par l’Afrique nilotique pour lire cette photographie. Une telle tonte dénote en fait toute l’attention accordée non seulement à l’esthétique de l’animal, mais aussi à la mise en valeur de ses beaux morceaux. Un capital viande à l’image d’une société du tout au profit.
"D’entre eux", photographies de Cédric Gerbehaye.
Les expositions : Anvers, Fomu, Waalsekaai, 47. Jusqu’au 22 octobre, du mardi au dimanche de 10h à 18h. www.fotomuseum.be. Mons, salle Saint-Georges, Grand-Place, du 7 novembre au 3 janvier.
Le livre : textes de Benno Barnard, Caroline Lamarche et Olivier Mouton. Editions Le Bec en l’air, 144 pp., 38 €
Rencontre : Namur, L’Intime Festival, samedi 29 août à 11h : http://www.theatredenamur.be/photographie-rencontre-avec-cedric-gerbehaye/
La fin de l’exotisme
Adieu sauvages ! Adieu voyages !" s’exclamait Lévi-Strauss à la fin de "Tristes Tropiques". On était en 1955 et l’anthropologue venait de relater en 500 pages le constat fait 20 ans plus tôt de la globalisation rampante. Au Brésil, Bororos, Nambikwara et Tupis n’étaient plus ces peuplades vierges de toute contamination occidentale que les ethnologues considéraient comme leur Graal. L’altérité et donc l’exotisme avaient vécu.
Sur un mode plus léger, c’est le même propos que prolonge Alexandre Kauffman dans "Black Museum", sorti chez Flammarion au printemps. Son périple chez les Hadzas et les Datogas de Tanzanie non seulement lui ont fait découvrir la coexistence de l’arc à flèche et de smartphones, mais aussi revisiter les valeurs de la société occidentale. Pour l’un comme pour l’autre, l’ailleurs ne se définit plus par la distance, mais plutôt par l’intérêt que l’on peut tout aussi bien porter sur ce et ceux qui nous entourent.
Regard renouvelé sur le familier
L’ethnologue français Pascal Dibie en avait eu très tôt la révélation lors d’un voyage "de terrain" chez les Hopis en 1978. Dès le début du livre qui relate son parcours à rebours de l’exotisme, il décrit les bruits familiers qu’il entend à son réveil et en conclut qu’il pourrait tout aussi bien revenir dans sa Bourgogne natale pour faire le même type de travail. Ce qu’il fit et ce qui devint l’aventure de toute sa vie.
Cette révolution copernicienne du regard renouvelé sur le familier n’a pas seulement été celle de l’ethnologie de ce dernier demi-siècle. Elle a été aussi celle qui a défini une photographie de qualité, particulièrement dans le documentaire. Une photographie qui, dans un monde saturé de clichés (et donc de prêt à penser), ne se soumet pas au diktat de la représentation convenue. En 1937 par exemple, au couronnement du roi Georges VI, Cartier-Bresson ne photographia rien de la cérémonie - si prévisible et si attendue par les journaux - mais plutôt la foule bien plus intéressante. Ceci dit, le formidable Garry Winogrand déclarait quarante ans plus tard : "Quand je vois un Cartier-Bresson dans mon viseur, je fais un pas de côté." Le décentrement du regard est par définition cet ouvrage à remettre sans cesse sur le métier. A commencer dans la redécouverte et surtout le questionnement du "chez soi" comme le fait Gerbehaye avec "D’entre eux".