Entretien de rêve avec Corto Maltese
Nous avons rencontré le marin aventurier dans la Cour des Arcanes à Venise. A deux pas de la "porte de l'aventure", il nous a confié ses souvenirs sur son ami Hugo Pratt.
Publié le 30-09-2015 à 08h44 - Mis à jour le 07-12-2015 à 12h19
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Pour rencontrer un mythe, il suffit parfois d'y croire, tout simplement. Corto Maltese est venu à nous, là même où Hugo Pratt l'avait croisé en songe : dans la Corte sconta detta Arcana, la Cour Secrète des Arcanes, qui abrite la "porte de l'aventure" - un lieu secret et magique de la Cité des Doges, où les Vénitiens se réfugient "quand ils sont fatigués des autorités" (1).
Duffel-coat bleu marine, casquette rivée sur une belle tignasse noir jais, le sourire énigmatique aux lèvres... Son apparence physique s'est figée dans le temps, privilège des immortels, magie des arpenteurs de la fiction. Il s'est assis calmement à nos côtés, accoudé au puits gravé de signes ésotériques. Sans un mot, d'un simple regard, il nous a invité à converser avec lui. Dialogue de rêve.
Corto, pourquoi resurgir aujourd'hui ?
Je ne sais pas, mon ami. Ma vie, mon destin, ont toujours été histoire de hasard et de circonstances. Tu te souviens de ma première apparition ?
Oui, dans "La ballade de la mer salée" (1967). Tu étais en mauvaise posture.
Ha, oui ! Mon équipage s'était mutiné et m'avait jeté dans le Pacifique, attaché les bras en croix à un radeau de fortune. J'étais à deux doigts de la mort quand Raspoutine m'a repêché. J'ai failli ne jamais exister. À vrai dire, je n'étais pas destiné à devenir un héros d'aventure.

(Première apparition de Corto Maltese dans "La ballade de la mer salée" (Casterman).)
Que s'est-il passé ?
Qui préside à nos destinées ? Je ne sais pas. Un auteur de bande dessinée qui venait tout juste d'avoir quarante ans m'a offert une nouvelle vie, pleine de femmes, de bon vin et d'amis. Il s'appelait Hugo Pratt, de son vrai nom Ugo Eugenio Prat. Sa vie avait déjà été aussi remplie que la mienne. Nous nous sommes rencontrés comme ça, au détour d'une aventure qui n'était pas la mienne. Ce qui a dû frapper Hugo, c'est la ressemblance de cette première péripétie avec un épisode du film "Le réveil de la sorcière rouge" (1948) d'Edward Ludwig, avec John Wayne. Moi, je lui rappelais Burt Lancaster dans "Le roi des îles" (1954) de Byron Haskin, "solaire, fort, amusant, aventureux", expliquait-il. Quand il m'a dessiné habillé, Hugo m'a vêtu comme Lancaster dans ce film. Hugo a aimé ensuite ce que je lui contais dans le silence de son atelier. Il m'a ouvert son coeur et son imaginaire.

Burt Lancaster dans "Le roi des îles" (1954).
Tu étais un sacré brigand, alors, pas encore tout à fait un gentilhomme de fortune.
C'est vrai, je l'admets. J'étais un mercenaire, à la solde du Moine, maître de tous les pirates des mers du Sud et seigneur de l'Escondida, l'île perdue du Pacifique. J'écumais les mers, je volais et, s'il le fallait, je tuais.
Qu'est-ce qui t'a fait changer ?
Caïn et Pandora Groovesnor furent ma rédemption. Ces deux adolescents, enfants de l'aristocratie britannique, m'ont touché. J'ai voulu les aider. Je suis devenu un héros ou, plutôt, un aventurier, libertaire, vaguement anarchiste, toujours du côté des opprimés et des faibles - sans non plus être un total altruiste. Hugo m'y a aidé. Je lui dois beaucoup, sinon tout.
Si on en croit ce dernier, tu as beaucoup voyagé.
Hugo lui-même était un grand voyageur. Nous avons traversé les mêmes contrées : l'Ethiopie, où son père était dans l'administration coloniale de l'Italie fasciste, Venise, où il passe sa prime enfance, l'Argentine où il a débuté sa carrière après la Seconde Guerre mondiale,... J'ai marché sur les traces d'Hugo. Ou bien est-ce l'inverse ? Je ne sais plus. Hugo était un conteur, peut-être un peu affabulateur. C'était son privilège et son talent. Je l'aimais pour cela.
Quel âge as-tu, au fait, Corto ?
Diable, les mythes doivent-ils avoir un âge ? J'avais 17 ans au début de la guerre russo-japonaise, en 1904. Fais le calcul si tu veux. Mais le temps ne s'écoule pas de la même manière pour moi que pour toi. Le mien s'est arrêté en 1937, après le bombardement de Guernica. J'avais cinquante ans.
Pourquoi as-tu disparu à ce moment-là ?
Je ne comprenais plus ce monde. La guerre d'Espagne est la dernière guerre romantique, mais fut aussi le premier conflit idéologique, avec ses massacres de civils, une politique de terreur à outrance et sa lutte à mort entre bolchevisme et fascisme. Je suis revenu à Venise, ici-même, dans la Cour des Arcanes, et je me suis retiré dans les rêves. J'ai préféré le songe à l'horreur de la Seconde Guerre mondiale qui s'annonçait - déjà, je n'avais pas compris la précédente et sa mécanisation de la mort de masse. Hugo lui-même s'était retiré dès sa jeunesse dans le fantasme et les rêves.
Pourquoi ?
Il a perdu son innocence le jour où son père est décédé, en Ethiopie, en 1943. Ugo - il se prénommait encore Ugo à l'époque - avait reçu de celui-ci peu de temps auparavant l'édition anglaise de "L'Île au trésor" de Robert Louis Stevenson. C'est un récit fondateur pour lui : des pirates, la mer, l'aventure, un trésor. Cela ne te rappelle pas quelqu'un ?
Hugo Pratt n'a d'ailleurs jamais écrit ni dessiné sur le monde d'après 1945.
Il préférait mon monde, révolu, qu'il avait connu brièvement dans sa jeunesse, avant-guerre. Le temps d'Ugo s'est arrêté en 1943, je crois, comme le mien s'est arrêté en 1937. Mais cela ne l'a pas empêché de vivre pleinement, totalement. Comme mon ami, le poète Pablo Neruda, Hugo aurait pu intituler le récit de sa vie "J'avoue que j'ai vécu". C'était un voyageur au propre et au figuré. Il avait voyagé à travers les vingt mille livres de sa bibliothèques, et refait lui-même certains grands voyages qui l'avaient fait rêver, comme celui du "Grand Passage" de Kenneth Roberts, dont la lecture l'avait profondément marqué durant sa jeunesse. Hugo adorait les contrées du nord des Etats-Unis et du Canada grâce aux romans de Jack London, James Oliver Curwood ou Zane Grey. On en retrouve des traces dans ses autres bandes dessinées, comme "Fort Wheeling", "Jesuite Joe" ou celle qu'il a écrite pour Milo Manara, "Un été indien".
Tu l'as suggéré : le cinéma comptait beaucoup pour lui, aussi.
Un art populaire, comme la bande dessinée, qui parlait directement aux masses. Oui, il aimait le cinéma. Il faudrait une anthologie pour citer tous les films qui l'ont inspiré. Pour reprendre l'exemple de "La Ballade de la mer salée", il est indéniable qu'Hugo avait vu "Tabou", ce film de 1931 cosigné par Murnau et Flaherty. Toute la mythologie du Pacifique, de ses peuplades et de ses îles s'y retrouve, telle qu'Hugo les a dessinés près de quarante ans plus tard. De même Marlene Dietrich, dans "Shanghai Express" (1932) de Josef von Sternberg, a influencé sa représentation de la duchesse Seminova dans mon aventure sibérienne.
Est-ce la source du noir et blanc de ses débuts ?
Sans doute, mais surtout de ses lectures de jeunesse. Il n'est un mystère pour personne qu'une de ses grandes influences graphiques sont les bandes dessinées d'aventure de l'Américain Milton Caniff, notamment "Terry et les pirates". Hugo aimait les femmes fatales de Caniff, qui étaient dotées d'une psychologie fouillée et complexe, encore très rare dans la bande dessinée européenne des années soixante. Encore une fois, l'acte fondateur de ma naissance en bande dessinée est marqué par cette influence : la case où les marins de Raspoutine me ficellent comme un saucisson est une citation directe d'une case de "Terry". Hugo assumait ses influences et leur rendait discrètement hommage. Il fut profondément ému le jour où Claude Moliterni le présenta à Caniff, à New York, en 1972. Ce dernier assurera d'ailleurs admirer le travail d'Hugo, notamment "Fort Wheeling" et "Sergent Kirk".
Hugo était-il un nostalgique ?
Non, je ne dirais pas ça. Hugo était un romantique sentimental, comme moi. Il était peut-être un peu inadapté au nouveau monde, celui né de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Je suis heureux pour lui qu'il nous ai quitté en 1995. Hugo aurait été terrifié et atterré par les idéologies mortifères et le terrorisme religieux et identitaire du XXIe siècle - lui qui était un libertaire et un anarchiste dans l'âme. Tu te souviens du titre du recueil d'entretiens avec Dominique Petitfaux ?
"Le désir d'être inutile"...(2)
Oui. N'est-ce pas un titre magnifiquement poétique ? Il résume parfaitement la philosophie d'Hugo. Ce livre donne une idée précise de qui était Hugo. Hugo n'était heureux qu'en dessinant et en contant. Dans ton monde utilitariste et matérialiste, quoi de plus inutile qu'un artiste, un auteur de bande dessinée de surcroît ? Hugo était heureux d'être "inutile" en faisant rêver des centaines de milliers de lecteurs avec un art considéré comme mineur par les élites.
Il est pourtant un des auteurs les plus respectés qui soit !
Crois-tu ? Je parie que pour beaucoup, ce n'est qu'un futile gribouilleur. Lui-même d'ailleurs ne se considérait pas comme un artiste mais comme un artisan : humilité d'un enfant qui a grandi à Venise, entouré de chefs-d'oeuvre. Il était réticent face aux prétentions artistiques de la bande dessinée. A ses yeux, c'était un mode d'expression, une littérature populaire en images. Je te cite un de ses entretiens avec Michel Pierre, dans "Lire", en 1981 : "Il ne faut pas un dessin trop beau, trop chatoyant, qui arrêterait trop longtemps le regard. Le créateur [de bande dessinée] doit parvenir à un équilibre subtil entre le texte, son absence ou sa densité, la décomposition des plans et les successions des images." Je crois qu'il aurait été surpris qu'une de ses aquarelles se vende aux enchères près de 400 000 euros. Ou que Sotheby's vende deux de ses planches en noir et blanc. Il aurait trouvé cela incongru.

Crois-tu qu'il aurait été fier d'être l'objet d'une exposition ?
Il aurait été heureux, c'est sûr, dès lors que c'est la reconnaissance de la réussite de sa quête : créer une mythologie en images, pénétrer l'imagination des lecteurs. C'était un des plus grands narrateurs de toute l'histoire de la bande dessinée. Un graphiste magistral et un brillant écrivain. Et un grand aquarelliste. Moi, je suis content qu'on lui consacre une exposition. J'espère que cela fera découvrir son œuvre à une nouvelle génération de lecteurs. C'est bien aussi que ce soit au Musée Hergé. L'œuvre de ce dernier est aux antipodes de celle d'Hugo, mais sais-tu que le père de Tintin admirait son œuvre ?
Hugo aurait-il apprécié de te voir revenir sous la plume d'un autre dessinateur ?
Je ne sais pas. Je ne peux pas répondre à sa place. Hugo estimait que les mythes sont immortels. Selon Patrizia Zanotti, sa compagne et son exécutrice testamentaire, Hugo estimait naturel que d'autres content mes aventures. Il avait même cité le nom de son ami Manara comme successeur possible. Hugo était un libertaire. Il ne voulait rien imposer. Peut-être aurait-il été heureux que l'on veuille encore de moi aujourd'hui. Tes contemporains ont encore besoin de rêver. Cela me fait plaisir car cela le rend, lui aussi, immortel.
Et toi, que penses-tu de tes nouveaux biographes ?
Il ne m'appartient pas à moi, créature, de juger mes nouveaux créateurs. Mon destin ne m'appartient plus. Je ne suis qu'un songe. D'ailleurs, tu dois être un peu fou pour imaginer que tu parles avec moi. Venise et la Cour des Arcanes ont toujours joué des tours à ceux qui s'y endorment... Réveille-toi, mon ami ! Retourne dans ton monde matérialiste et cynique où les idéaux et les rêveurs n'ont plus guère de place.
Et toi, Corto, où iras-tu ?
Mon ami Cush m'a un jour posé cette question (3). La réponse n'a pas changé : loin...
1. Corto Maltese en Sibérie, Casterman, p. 1
2. Robert Laffont, 1991.
3. Les Ethiopiques, Casterman
