Le Qatar, coffre-fort de l’art mondial
Le plus grande rétrospective jamais organisée du peintre belge Luc Tuymans s’est ouverte à Doha. Le pays a choisi d’investir dans la culture et les musées avec la personnalité de Sheika al-Mayassa.
Publié le 25-10-2015 à 19h01 - Mis à jour le 25-10-2015 à 19h45
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"Le Qatar, c’est la science-fiction" , s’exclame Luc Tuymans. L’artiste anversois, né à Mortsel en 1958, qu’Art Review vient de désigner comme la 67e personnalité la plus influente de l’art actuel (premier Belge) vient d’inaugurer à la Al Riwaq Gallery sa plus grande rétrospective à ce jour (lire ci-contre). Dans un espace immense, tout blanc, ce centre d’art contemporain a déjà proposé des expos monographiques de Murakami, Damien Hirst, Louise Bourgeois, Mona Hatoum, Shirin Neshat. Il est situé face à la mer, juste à côté du magnifique et très riche musée d’art islamique de l’architecte Pei (celui du la pyramide du Louvre) inauguré en 2008.
Luc Tuymans nous montre l’autre côté de la baie, où on découvre l’actuel skyline de Doha fait de dizaines et de dizaines de tours immenses dont celle de Jean Nouvel en forme de cigare géant recouvert d’une grille en moucharabieh. "Il y a 19 ans, c’était le désert. Il n’y avait là rien que l’hôtel Sheraton en forme de pyramide." "C’est un monde très singulier qui doit se faire bien des amis pour survivre et exister sur la carte du monde. Imaginez qu’ils ont refait un faux souk ancien !"
Le Qatar n’est pas actif que dans le football avec la Coupe du monde en 2022 et ses investissements massifs dans les clubs européens. Certes, on connaît les problèmes sociaux frappant certains immigrés (les Qataris ne forment que 10 % de la population totale, soit moins de 300 000 personnes !) ou la question du statut de la femme. "Mais j’aime, dit Luc Tuymans, qu’ils ne se considèrent pas comme des victimes comme on le voit encore en Belgique dans le discours d’un Bart De Wever. Ils veulent devenir l’Etat le plus intelligent du monde en 2030 et investissent massivement dans l’Education - 5 universités - et la culture."
Le lendemain de l’inauguration de son exposition, Luc Tuymans dialoguait au musée d’art islamique avec le directeur de la National portrait Gallery de Londres. Quand une femme apparaît entourée d’une petite cour : Al-Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al-Thani, qu’on nomme plus familièrement Sheika Mayassa.
Belle, rayonnante, habillée d’une abaya noire, elle est la sœur du jeune Emir actuel. A 31 ans, elle règne sur l’organisation "Qatar Museums". En 2013, Art Review de Londres l’avait classée en tête de la liste des cent personnalités les plus puissantes au monde dans l’art contemporain. Elle a fait ses études à la Duke University aux Etats-Unis et à la Sorbonne à Paris. Souriante, à l’aise, polyglotte, mère de trois enfants, elle est enceinte d’un quatrième. "Son charisme est incroyable, dit Luc Tuymans mais celui de sa mère, l’épouse de l’ancien Emir est tout aussi impressionnant."
Prix records
C’est elle qui achète à tour de bras sur le marché de l’art à des prix record. On disait en 2013 (mais le Qatar jamais ne confirme ni ne dément), qu’elle avait un budget annuel d’achats d’un milliard de dollars. Elle a acheté Damien Hirst, Rothko, Warhol, Bacon, etc. C’est elle qui s’est adjugé "Les joueurs de cartes de Cézanne" en 2012 pour 250 millions de dollars et, cette année, le Gauguin, record mondial pour un tableau, "When will you marry ?" pour 300 millions de dollars. La discussion s’interrompt vingt minutes, le temps de la prière... Elle est venue trois fois à Anvers visiter l’atelier de Luc Tuymans et discuter avec lui (son mari a d’ailleurs interviewé l’artiste pour le très gros catalogue que sort Ludion pour l’occasion). Son objectif : faire du Qatar une destination culturelle importante, asseoir le "soft power" du pays pour l’après-pétrole, et, pense Luc Tuymans, "apporter des changements par la culture que la politique ne peut pas. Je vois partout au Qatar, des femmes dans le domaine de l’art. Derrière l’apparence de femmes en noir, elles sont brillantes et intelligentes. Ce sont elles plus que les hommes qui apporteront le changement au Moyen-Orient, j’en suis persuadé . Certes , ajoute l’artiste , c’est un système totalitaire comme en Chine. Cela permet de mobiliser de grands moyens et de susciter des changements rapides, mais c’est aussi dangereux."
Tout Doha est un énorme chantier 24h/24 avec des noms d’architectes prestigieux comme Jean Nouvel qui doit inaugurer en 2016 le musée national du Qatar en forme d’immense rose des sables, comme Rem Koolhaas qui termine deux bâtiments dont la Bibliothèque. Isosaki a construit un centre de congrès en forme de forêt avec, dedans, une araignée géante de Louise Bourgeois. Si une part de Doha cède aux goûts les plus kitsch du Moyen-Orient, l’autre, tout au contraire, est à la pointe de l’art et l’architecture d’aujourd’hui. Côté kitsch, le "village culturel de Katara" avec son faux amphithéâtre romain, sa salle d’opéra copiée des nôtres et le projet délirant d’une fausse mosquée géante avec un minaret de 500 m abritant un hôtel. Coté contemporain, il y a le très riche musée Mathaf avec 9 000 œuvres d’art moderne et contemporain venues du monde arabe et la "Fire Station", une ancienne caserne de pompiers devenue résidence d’artistes qataris et internationaux.
Poésie et méditation
Une politique importante d’art public est organisée suscitant parfois d’intenses débats comme lors de l’installation de la sculpture géante d’Adel Abdessemed avec le coup de tête de Zidane. Mais on trouve Richard Serra dans la baie, Damien Hrist à l’hôpital, Chillida et Ethel Adnan à l’université.
Surtout, il ne faut pas manquer l’installation "East-West/West-East" de Richard Serra en plein désert, à une heure de Doha. C’est Sheika Mayassa qui lui a proposé ce défi et le lieu fut suggéré par le père de l’Emir qui y jouait enfant. On est en plein désert, 50° à l’ombre en été, sans route, sans rien que des collines de roches brûlées par le soleil, sculptées par le vent. Richard Serra y a placé en 2014 quatre immenses plaques d’acier verticales de quinze mètres de haut et quatre de large, rythmant l’espace, faisant se rejoindre le sable et le ciel. Une installation de pure poésie et de méditation. Superbe.
Intolérance, l’expo phare de Luc Tuymans
Luc Tuymans a d’autres projets avec Sheikha Mayassa. Elle lui a passé commande d’une mosaïque couvrant deux terrains de foot qui sera placée devant le futur musée d’art contemporain. Il y représentera des pigeons, allusion aux faucons chers aux Qataris. L’exposition en cours se prolonge jusqu’au 30 janvier et est la plus grande jamais vue sur l’œuvre de Tuymans, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui mais sans ordre chronologique.
Dans les salles immenses, même les petites peintures tiennent bien l’espace. Il montre 100 peintures et 80 dessins préparatoires. Il a choisi comme titre "Intolérance", rappel implicite qu’on est dans la région où des guerres ont lieu, "mais dans Intolérance, il y a aussi tolérance. Comme dans mes tableaux, il y a une ambiguïté voulue." Toutes les œuvres qu’il a voulues lui ont été prêtées sauf quelques collectionneurs craignant d’exposer dans cette région du globe "pourtant hypersécurisée" , dit Luc Tuymans.
Qu’à cela ne tienne, il a refait directement sur les murs, sous forme de fresques, cinq tableaux dans les tons bleus, ceux de la mer, et c’est superbe.
Carte blanche
Sa peinture est immédiatement identifiable par ses couleurs froides, laiteuses et fantasmagoriques, et par les formes qui s’y dissolvent, par l’interrogation sur les images qu’elles impliquent. On y sent la tension permanente entre le message et l’impassibilité du tableau, entre la figuration et l’abstraction, entre la peinture et le document qui sert de base au travail de Tuymans, entre le refoulé de l’histoire et le présent.
Au centre, il a repris les utopies et dystopies, celles des Jésuites, celles d’Epcot et de Disneyland, allusions évidentes à Doha comme autre utopie.
Il a eu "carte blanche", au point de pouvoir demander qu’on place un tapis dans les salles pour ne pas entendre le tac-tac des talons des stilettos que les belles Qataries cachent sous leurs voiles ! "Il n’y a que deux œuvres qu’on m’a censurées : une où on voyait un cul et l’autre avec deux singes taxidermés faisant l’amour."