Jan Fabre : "La crise stimule la créativité"
Dans une Grèce plongée dans de multiples crises, Jan Fabre prend pour quatre ans la direction du Festival d’Athènes et d’Epidaure. Sacré défi. L’édition 2016 sera 100 % belge. Avec l’aide du Muhka d’Anvers, le musée d’Art contemporain d’Athènes ouvrira enfin fin juin. Mais sans moyens.
Publié le 31-03-2016 à 11h59 - Mis à jour le 31-03-2016 à 12h02
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Dans une Grèce plongée dans de multiples crises, Jan Fabre prend pour quatre ans la direction du Festival d’Athènes et d’Epidaure. Sacré défi. L’édition 2016 sera 100 % belge. Avec l’aide du Muhka d’Anvers, le musée d’Art contemporain d’Athènes ouvrira enfin fin juin. Mais sans moyens.
Faire d’Athènes un festival de niveau international
Mardi midi, dans le magnifique musée de l’Acropole au pied du Parthénon, le ministre grec de la Culture, Aristides Baltas (Syriza), présentait Jan Fabre entouré de toute son équipe chargée de diriger le prestigieux Festival international d’Athènes et d’Epidaure pour quatre saisons, de 2016 à 2019.
Le contexte est explosif. La Grèce traverse de multiples crises dramatiques : budgétaires, politiques, crise des migrants. Les mesures imposées par l’Europe l’ont saigné à blanc. Un exemple : le prestigieux musée Benaki a vu ses subsides chuter de 63 % de 2009 à 2012. La culture a été rabotée.
Une programmation 100 % belge
Dans ce contexte, l’avenir du festival d’Athènes interpelle, c’est le plus grand festival grec avec 240 000 spectateurs en 2011. Mais là aussi la crise est passée. Les budgets fastueux d’avant la crise (10 millions d’euros) ont fondu. Et le précédent directeur, Georges Loukos, nommé en 2006 par le gouvernement conservateur de l’époque, a été limogé fin décembre après qu’on a découvert des pertes de 2,7 millions d’euros.
Le 10 février, il y a à peine un mois, ce fut la surprise. Le ministère grec de la Culture désignait Jan Fabre comme directeur artistique d’un festival rebaptisé "Festival international" avec "carte blanche" pour la programmation.
Et, mardi, Jan Fabre annonçait les grandes lignes de son programme dont, pour cette année, un festival 100 % belge. De quoi susciter beaucoup de questions et d’énervement chez les artistes grecs car auparavant, le festival était à 90 % grec. Mais, de l’avis de beaucoup, il était devenu artistiquement dépassé. Jan Fabre a choisi la Belgique en raison du délai qui lui était imparti. C’était la seule solution, mais il promet d’ouvrir vite le festival à la création grecque.
Otage de la politique ?
Cette année, il invite des jeunes artistes grecs à des workshops avec de grands artistes belges. Et en 2017 et 2018, "au moins un tiers des artistes seront grecs". L’objectif est de mettre peu à peu en avant une nouvelle génération d’artistes grecs à qui Jan Fabre remettrait le flambeau après une édition 2009 appelée "Greek Matrix". Son rôle est celui d’un porteur de renouveau pour amener le festival à un niveau international.
Il faudra voir dans les prochains mois, dans un pays qui manque cruellement de politique culturelle claire et stable, où la culture est vite otage de la politique, si ces plans ambitieux se feront bien.
Jan Fabre y croit et y met toute sa force de conviction : "Je suis persuadé que l’art peut aller là où la politique s’arrête. La scène artistique stimule la solidarité, l’art scrute l’utopie. Là où il y a crise, il y a aussi de la créativité."
Jan Fabre est directeur artistique, "curateur", laissant les questions budgétaires à un directeur grec. Il a cette année, nous dit-il, un budget, de 5 millions d’euros, très important à l’aune des festivals européens.
Nommé il y a à peine un mois, il n’a pas pu encore analyser la scène artistique grecque. Le festival sera donc entièrement belge, à l’exception de quelques productions classiques grecques organisées par ailleurs.
Avec Isabelle Huppert
Il veut montrer une quarantaine de spectacles d’artistes belges flamands et francophones, de toutes les générations. Des premiers contacts ont été pris (mais sont encore à finaliser) pour montrer par exemple : Anne Teresa De Keersmaeker (dans son expo/danse "Arbeid/Travail/Work"), Jan Lauwers ("The Blind Poet"), Sidi Larbi Cherkaoui ("Babel"), Fabrice Murgia ("Children of Nowhere" et sans doute en plus, "Black Clouds" qui sera créé à Naples le 2 juilllet), Anne Cécile Vandalem ("Tristesses"), le Groupov ("L’impossible neutralité"), Lisbeth Gruwez (sa création pour Avignon), etc. Et Jan Fabre jouera "Mount Olympus", son spectacle de 24 heures.
L’édition 2016 commencera fin juin et verra aussi une sélection de dix jeunes performeurs belges et des soirées littéraires et philosophiques organisées par Sigrid Bousset, ex-directrice de Passa Porta à Bruxelles, avec des auteurs comme Tom Lanoye, Stefan Hertmans et des francophones.
Pour les années suivantes, Jan Fabre place "la consilience" entre les arts au cœur du festival 2017. "Les acteurs et auteurs" seront au centre de l’édition 2018 où Isabelle Huppert interprétera un solo écrit par Fabre, "Je suis bœuf" sur la boulimie. Fabre évoque aussi des créations à Athènes de Roméo Castellucci et Robert Wilson. Fabre lui-même créera un spectacle en 2017 intitulé "Belgian Rules", fera le monologue d’Isabelle Huppert en 2018 et terminera par un grand spectacle dans le théâtre d’Epidaure en 2019.
Un musée comme le Wiels, au cœur d’Athènes
On croise les doigts. C’était le monstre du Loch Ness. Voilà quinze ans qu’on annonçait l’ouverture du premier musée d’art contemporain d’Athènes. Le bâtiment est choisi et est prêt : une ancienne brasserie comme le Wiels à Bruxelles (la bière FIX), dans un beau bâtiment moderniste de la fin des années 50 de l’architecte Takis Zenetos, influencé par Gropius. Le bâtiment est au cœur d’Athènes, près de l’Acropole. De sa grande terrasse sur le toit, la vue sur la ville est magnifique.
En tout, 18 000 m2, dont de nombreuses salles très hautes idéales pour l’art contemporain. Prévu d’abord pour les J.O. de 2004, on reporta l’ouverture à 2014 pour la présidence grecque de l’Union européenne. Finalement, il ouvrira fin juin. Sa directrice, Katerina Koskina doit se battre comme dix. Le musée n’a actuellement que 14 membres de son personnel. Il en faudrait au moins 80 et le gouvernement ne promet encore rien. Des aides sont venues de fondations (celle de Niarchos) ou de collectionneurs.
La Documenta à Athènes
Le musée sera aussi, début 2017, au cœur de la Documenta de Kassel. Cette année-là, en effet, pour la première fois de son existence, la Documenta essaimera et débutera à Athènes, un geste hautement symbolique. Le commissaire de cette Documenta, Adam Szymczyk, veut commencer en avril par Athènes pour marquer la réponse de l’art à la "tension palpable" entre le Nord et le Sud, générée par la crise économique et financière.
Le National Museum of Contemporary Art (EMST) aura des salles pour exposer ses riches collections permanentes (vidéos de Bill Viola, Pierre Huyghe, Sophie Calle, œuvres de Kounellis, Nan Goldin, Francis Alÿs, Mona Hatoum, installations des Kabakov, etc.). Mais la première grande expo fin juin sera faite avec Bart De Baere, le directeur du Muhka d’Anvers, sous le titre "Athènes-Anvers, deux visages de l’Europe". Les deux musées mélangeront leurs collections. En même temps, s’y tiendra une exposition de grands artistes belges d’aujourd’hui : Thierry de Cordier, Tumyans, Berlinde De Bruyckere, etc., et de jeunes. Jan Fabre présentera son exposition "Stigmata" sur ses performances, qu’on avait vue au Muhka, dans le musée Benaki.
Deux questions à Jan Fabre (artiste et directeur artistique du Festival d'Athènes)
Pourquoi commencer par la Belgique ?
Je voulais rendre hommage à la Belgique, un petit pays complexe qui a fait naître tant d’artistes importants dans le monde. Je voudrais faire de ce festival un événement qui comme en Belgique, mélange les cultures et les langues, montrer que la diversité n’est pas un problème mais peut devenir la promesse d’un art meilleur, d’un futur meilleur, d’un monde meilleur. J’ai pris comme exemple notre équipe nationale de football si mélangée. Savez-vous qu’il y a plus de nationalités différentes à Anvers qu’à New York ? Et nous allons étudier tout ce qui est fait en Grèce avec plein d’artistes neufs et très créatifs.
Pourquoi faire un festival dans un pays en crise ?
La Grèce est essentielle à l’Europe, ce sont nos racines à tous. Nous faisons cet été un axe Athènes-Belgique, racines de l’Europe-Capitale de l’Europe. En 2017, la Documenta de Kassel commencera aussi, symboliquement, par Athènes. Dépenser 5 millions d’euros pour un festival aussi important est peu de chose si on compare aux 94 milliards d’euros prêtés par l’Europe. Et la culture rapporte. On a vu qu’en période de crise investir dans la culture est rentable.