Francis Alÿs, un artiste dans l’enfer de Mossoul
Publié le 16-03-2017 à 12h17 - Mis à jour le 16-03-2017 à 12h20
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Chacun se souvient de la formidable exposition de Francis Alÿs au Wiels, fin 2010, après la Tate et avant le Moma. Né à Anvers en 1959, architecte de formation, Francis Alÿs vit à Mexico depuis le début des années 1980. Sa pratique artistique est basée sur des explorations personnelles des villes (Mexico, Jérusalem) ou de la nature (une dune de Lima, les tornades) pour donner des films, des dessins, des peintures mêlant souvent le poétique et le politique. Il est considéré comme l’un des artistes les plus importants de sa génération.
Il avait déjà réalisé un important travail en Afghanistan où il a suivi la guerre (comme "embedded", artiste "embarqué" sur le front) avec les troupes anglaises à Helmand en 2013.
La fondation Ruya, organisation non gouvernementale basée à Bagdad, qui a déjà monté les pavillons irakiens à Venise en 2013 et 2015 avec le directeur du Smak de Gand pour commissaire, a demandé à Francis Alÿs de travailler pour le pavillon irakien de la Biennale de Venise qui s’ouvre le 13 mai.
A côté d’artistes irakiens, le Belge y présentera des œuvres réalisées lors d’un séjour dans un camp de réfugiés yézidis et lors d’une expérience vécue entre le 28 octobre et le 6 novembre dernier, d’artiste "embedded" sur le front dans les troupes peshmergas tentant de reprendre Mossoul à Daech.
Francis Alÿs a aussi une actualité belge immédiate. La galerie bruxelloise Jan Mot, au Petit Sablon, présente des œuvres de l’artiste du 17 mars au 22 avril. Et la Cinematek propose une soirée spéciale Francis Alÿs, le 23 mars à partir de 19h, avec 8 courts et moyens métrages d’Alÿs, suivis d’un film-portrait par son collaborateur Julien Devaux. Une soirée qui sera présentée par Dirk Snauwaert, directeur du Wiels.
Vous aviez déjà travaillé avec des artistes en Afghanistan, comment s’est passé ce séjour en Irak avec la fondation Ruya ?
Ma relation avec l’Afghanistan fut dès le premier jour marquée par une rencontre : le matin de mon arrivée à Kaboul j’ai par hasard croisé dans un hall d’hôtel la personne qui sera mon ami, mon guide et co-conspirateur au cours de mes 7 visites ultérieures. C’est à travers la vision et la passion d’Ajmal pour son pays que j’ai développé mes projets en Afghanistan. En Irak, même si je partageais 24h sur 24 la vie de centaines de miliciens peshmergas, l’"embed" fut une expérience fondamentalement solitaire, à commencer par la barrière du langage. L’avantage toutefois d’opérer au cœur d’un événement hautement médiatisé est que l’affluence de journalistes permet de disparaître dans la masse médiatique et le chaos du moment, ce qui m’a permis d’adopter une position d’observateur discrète et privilégiée.
Y aura-t-il des suites à voir au pavillon irakien à Venise ?
L’"embed" fut "une expérience fermée" : tout le matériel qui en dérive a été recueilli directement sur le terrain, principalement en notes et dessins dans mon carnet - aidé parfois d’une photo prise à la hâte avec mon iPhone quand l’action ou la situation se déroulaient trop rapidement, en sorte que je puisse compléter la scène quelques heures plus tard. Mon attitude était de totale absorption : peu ou pas d’initiative, un état primitif de curiosité alerte à tout ce qui m’entourait, depuis l’extraordinaire d’une explosion de missile à une centaine de mètres jusqu’aux trésors d’ingéniosité déployés par les miliciens pour avoir, en toutes circonstances, du thé bouillant à portée de main. Il y a un autre projet en cours en collaboration avec les enfants du camp de réfugiés yézidis près de Dohuk que j’ai visité en février 2016.
Comment peut-on être artiste aujourd’hui en Irak ?
Dans le marché de Bagdad, dont une grande partie avait été complètement détruite quelques jours auparavant par un attentat suicide, j’ai rencontré un artiste qui jouait sur son violoncelle une sonate de Bach. Karim Wasfi, l’artiste irakien en question, voulait "opposer la beauté au nihilisme de la terreur". La question de la beauté - son besoin impératif - a été également abordée lors de la présentation que je fis le lendemain à la Fondation Ruya. Plusieurs personnes de l’assistance m’ont demandé, si je faisais un jour un film en Irak, de ne pas omettre de donner aussi une image "belle" de Bagdad, de leur pays. Ce désir ne naît pas d’un banal orgueil national ; il manifeste en toute candeur un désir de s’abstraire de l’horreur du quotidien, d’opposer des valeurs éternelles à la précarité de la vie.
Vous avez été quinze jours "embarqué" dans un bataillon peshmerga sur la ligne de front. Vous avez connu la peur ?
Plutôt la surprise. Pendant des heures il ne se passe rien, et puis tout se déclenche dans l’espace de quelques minutes. Le quatrième jour de l’"embed" il y a eu une fantastique tempête de sable jaune. La petite camionnette blindée dans laquelle les deux jeunes miliciens et moi-même nous nous déplacions s’est égarée et nous nous sommes retrouvés du "mauvais" côté de la ligne, dans un village en ruines encore occupé par Daech quoique resté en arrière-ligne. Les deux Peshmergas n’ont pas ouvert la bouche - de toute façon je ne les aurais pas compris - mais la tension sur leurs visages en disait long. Pendant les quatre, cinq minutes qu’a duré notre tentative de repasser en territoire peshmerga, ma réaction immédiate fut de tendre mon iPhone à bout de bras et de filmer, pour, je dirais instinctivement, concentrer toute mon attention sur les images qui défilaient sur mon petit moniteur, et en quelque sorte fictionnaliser le moment, le vivre comme si je regardais un film "ailleurs".
Vous réintroduisez un espace "poétique" dans l’impasse politique ?
Je ne pense pas que cela soit mon rôle de juger si la composante poétique dans mon travail résiste à la cruauté des scènes que j’ai vues et que j’ai tenté de traduire dans un langage artistique - par opposition, disons, à un langage journalistique. C’est une question que je me pose bien sûr, chaque jour, mais à laquelle je n’aurai jamais de réponse. En Irak, j’ai voulu explorer comment le fait d’être exposé à un danger immédiat pouvait altérer l’espace de création artistique.
Vous comparez l’opération dans les sables à "une massive œuvre de Land Art" qui remodèle sans cesse le paysage. Il y a paradoxalement de la beauté dans l’horreur ?
Une beauté dérangeante, oui.
Que veut dire faire de l’art alors que Palmyre est détruit ?
Il serait vain de penser que cela changerait quelque chose. Mais je crois qu’au point où j’en suis dans mon travail, faire de l’art dans des circonstances telles que l’offensive de Mossoul est ce que je peux faire de mieux. Si la logique de Daech est de détruire pour exister, cela signifie-t-il que nous devons créer pour survivre ? Quand la structure d’une société s’effondre, quand les politiques et les médias ont perdu leur crédit et que la terreur a envahi la vie quotidienne, la société se tourne alors vers la culture pour chercher des réponses. Mais l’artiste est-il capable d’assumer ces rôles ? Les artistes ont aussi leur agenda et leur subjectivité. Notre travail est-il alors juste d’ouvrir une autre perspective et plutôt que de changer le monde, de le "challenger" ? L’art peut ouvrir un espace d’espoir au milieu du désespoir. La guerre est ironique : en septembre 2015, Daech fit exploser le temple de Bêl à Palmyre. Et puis, il y a 3 jours j’ai lu qu’en creusant leur réseau de tunnels sous Mossoul, les mêmes djihadistes ont découvert une série de bas-reliefs datant de l’époque assyrienne, bas-reliefs qu’ils n’ont pu détruire à cause des risques d’éboulement de leurs tunnels ! Allez comprendre la morale de tout cela !
L’art, est-ce une manière de survivre à la catastrophe ?
Pour ceux qui la vivent, pour les enfants qui la subissent en particulier, le trauma de la catastrophe est une tache indélébile. On peut tenter de la sublimer mais on ne peut pas l’oublier. Quand la terreur entre en scène, la cohésion narrative se désintègre, la réalité quotidienne devient irrationnelle.
Raconter le trauma peut-il être une manière de lui survivre ?
Parfois, mais pas toujours si on pense à Primo Levi.
À savoir
Exposition : "Without an Ending There is no Beginning" de Francis Alÿs, du 17 mars au 22 avril. Galerie Jean Mot, 10 Petit Sablon, 1000 Bruxelles. Du mercredi au vendredi de 14h à 18h30, samedi de 12h à 18h30. http://janmot.com
Cinéma : Soirée de projection des films de Francis Alÿs à Cinematek, à Bruxelles, le 23 mars à 19h. http://www.cinematek.be/