Le pari complètement fou de Damien Hirst (PHOTOS)
Publié le 07-04-2017 à 08h36 - Mis à jour le 07-04-2017 à 10h15
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L’artiste anglais revient en force et démesure à Venise occupant les deux Palais vénitiens de Pinault. Près de 200 oeuvres neuves, à la fantaisie débridée et kitsch, en or, bronze et pierres précieuses. Il préparait depuis dix ans ce « mégashow » hollywoodien. Bienvenue en Hirstland !
Une fantaisie sous-marine démesurée et extravagante
Au milieu du vénérable Palazzo Grassi, dans le grand hall de marbre, une énorme statue noire sans tête de 18 m de haut, en résine peinte comme du bronze, occupe tout l’espace et monte jusqu’au-dessus du troisième étage ! Damien Hirst tout de noir vêtu, prend la pose, appuyé sur les orteils géants de « Pazuzu, le roi babylonien des démons du vent ». A côté, est posée sur le sol la tête coupée du monstre. Accrochée au mur sur un caisson lumineux, une photo gigantesque prise sous la mer, à l’Est de l’Afrique, avec des plongeurs retrouvant cette statue.
Plus loin, un buste de Pharaon ancien en marbre rare, mais qui a curieusement la tête de Pharell Williams, et un autre buste, de la déesse Ishtar cette fois, recouvert en partie d’or, et qui a les traits de Kate Moss.

("Aspect of Katie Ishtar ¥o-landi". Photographed by Prudence Cuming Associates © Damien Hirst and Science Ltd.)
A la « Pointe de la douane », l’autre Palais vénitien de François Pinault, d’énormes sculptures de bronze de 5 à 6 m de haut représentent le combat d’Hydra contre Kali ou l’ours géant portant Artémis. Elles sont couvertes de coraux et d’anémones de mer pétrifiées en bronze coloré.
Ce ne sont là que quelques exemples des pièces qu’on peut découvrir à Venise pour la méga exposition de Damien Hirst intitulée « Treasures from the Wreck of the Unbelievable » (« Trésors de l’épave de l’Incroyable »), un des plus ambitieux projets jamais vu en art contemporain.
Dans le plus grand secret
Après des années de silence, l’artiste, 51 ans, rendu célèbre par ses requins plongés dans le formol et ses peintures de points ou de papillons, revient en force avec un pari très risqué. Lui qu’on présente comme l’artiste le plus riche du monde après sa vente record le jour même du krach de 2008, avait vu ses dernières apparitions fort critiquées.
Depuis dix ans, dans le plus grand secret, il préparait ce délire d’artiste. Il a réalisé pour cela, près de 200 œuvres (bien davantage, si on comptabilise les petites pièces en vitrine), exécutées dans des dizaines d’ateliers d’Italie, Allemagne, Etats-Unis ou Royaume-Uni, par les meilleurs artisans du marbre, de l’or, malachite, cristal et pierres précieuses. On dit que ces pièces seront mises en vente à des prix allant de 500000 à 5 millions de dollars l’œuvre ! Les deux têtes de Gorgone entourées de serpents réalisées, l’une en malachite et l’autre en cristal, seraient parmi les plus chères.

("The Severed Head of Medusa". Photographed by Prudence Cuming Associates © Damien Hirst and Science Ltd.)
Défi hollywoodien
Le milliardaire français François Pinault qui le suit depuis 30 ans, l’a accompagné dans son rêve (ou délire). Seul le privé peut aujourd’hui rendre possible de telles « folies ». Il lui a offert ses deux palais vénitiens, soit 5000 m2 d’exposition avec plus de 50 salles. Damien Hirst y sera jusqu’en décembre prochain et donc aussi tout le temps de la Biennale d’art de Venise, comme un défi hollywoodien à l’art actuel.
L’exposition veut être une oeuvre totale qui demande près de trois heures pour être visitée. Elle raconte une découverte soi-disant arrivées en 2008 : on aurait retrouvé alors au fond de la mer, au large de Zanzibar, l’épave mythique de l’« Apostos » (l’« Incroyable » en grec). Ce bateau appartenait à un richissime esclave affranchi, Amotan, qui avait, il y a 2000 ans, collectionné les chefs d’oeuvre de son temps et les avait chargés sur ce bateau qui fit naufrage.
En 2008, on aurait remonté à la surface toutes ces oeuvres anciennes, parfois abimées, souvent partiellement couvertes de corail dont la légende dit que c’est le sang coagulé tombé de la tête de la Méduse.
Toute l’exposition consiste à présenter ce trésor enfoui, ces objets qui brassent toutes les mythologies et toutes les civilisations, depuis des bouddhas de jade, des objets hittites et des statues grecques jusqu’à des vitrines entières de pièces de monnaies en or et de bijoux précolombiens.

("Proteus". Photographed by Prudence Cuming Associates © Damien Hirst and Science Ltd.)
Tout est fiction, tout est mensonge mais pourrait être vrai. On est dans un décor à la Cecil B. DeMille, dans la post-vérité chère à Trump et au monde contemporain. Après les « fake news », voici les « fake objects ». Tout le long de l’expo, des photos et vidéos montrent la récupération de l’épave sous l’eau, vrai film d’une fausse archéologie.
On est dans le rêve éveillé d’un enfant qui crée son Disneyland, sa « fantasy », s’exclamant « wouaah ».
Damien Hirst y ajoute l’humour, se représentant deux fois en bronze et ventripotent comme étant « le collectionneur ». Montrant aussi des sculptures de Mickey, Winnie ou de robots, comme si elles étaient des antiquités sauvées des eaux et couvertes de coquillages.
Le retour d’Elvis
Le retour de Damien Hirst, c’est « comme si Elvis revenait jouer à Las Vegas » dit le directeur de Sotheby’s dans le New York Times.
L’ensemble est très kitsch et souvent de mauvais goût. Mais Damien Hirst veut se situer au-delà du critère du bon goût, comme Koons. François Pinault dit admirer dans son projet « son ambition, son audace, la propension de Damien Hirst à se mettre en danger et à créer des oeuvres qui n’entrent dans aucune catégorie académique et esthétique conventionnelle ».
Martin Bethenod, le directeur des musées vénitiens de Pinault, voit dans ce projet, un « retour du refoulé », une réponse baroque au minimalisme du white cube, et le droit de revenir à la fiction dans l’art comme cela se fait en littérature ou en bande dessinée. Ce serait un voyage en fantaisie mais avec des œuvres « d’une extraordinaire perfection technique et qui évoquent les mythes, les métamorphoses, les sciences, l’effet de l’entropie ». Toute l’exposition fonctionne comme une « Wunderkammer », un cabinet de curiosités où on retrouve comme jadis des crânes de licorne en cristal de roche ou en or, des minéraux rares et des oeuvres étranges. Il y a aussi de grandes vitrines, pleines d’artefacts antiques (faux), qui sont comme les doubles de celles du Louvre ou du British museum.
N’est-ce pas un signe absolu de la décadence de notre époque de créer un Disneyland dans une ville sublime comme Venise, même si ce parc est en argent et émeraudes ? Ou au contraire, explique Martin Bethenod, Hirst interroge-t-il nos mythes et dérives, et le destin de l’art et de Venise seront-ils de se noyer dans la mer ?
Le défi pour Hirst est énorme. Le public va-t-il adhérer à sa fantaisie, à son album BD en 3D ? Et le marché de l’art va-t-il le suivre pour qu’il puisse récupérer les dizaines de millions d’euros qu’il a sans doute dépensés pour son rêve ?

(Hydra and Kali Discovered by Four Divers. Photographed by Christoph Gerigk © Damien Hirst and Science Ltd)
Quoi : Treasures from the Wreck of the Unbelievable »
Où : Palazzo Grassi et Punta delle dogana, à Venise
Quand : Jusqu’au 3 décembre
Un enfant du rock et de Thatcher
Damien Hirst est né en 1965 dans un milieu modeste. Au départ, il est un artiste bouillonnant qui sent formidablement bien l’air du temps. Il veut percer vite. Féru de culture pop et punk, il aime bousculer les conventions au point que sa mère décida un jour de fondre un disque des Sex Pistols sur sa cuisinière pour qu’il ne l’écoute plus. Il est copain de groupes rock (il réalisa un formidable clip pour le groupe Blur). A son ami David Bowie, il déclarait qu’il n’exposera jamais à la Tate : "C’est pour les artistes morts."
L’"enfant terrible" est aussi diablement intelligent et cultivé. Il adore l’art minimal et conceptuel, et Francis Bacon. De Sol LeWitt, le grand conceptuel américain, il reprend l’idée des "Wall Drawings" : faire faire par d’autres des dessins préparés par des notes et des combinatoires (aujourd’hui, l’atelier de Damien Hirst compte 200 collaborateurs !). Ce seront ses "dots paintings", multipliés à l’infini, ses rangées de points colorés dont l’agencement des couleurs et le nombre de points varient à chaque fois. De Sol LeWitt encore, il reprend les cubes blancs évidés. Cela deviendra la "boîte" dans laquelle il enferme ses animaux dans le formol.
De Francis Bacon, il reprend l’idée de la chair et de la mort.
La force de Damien Hirst fut de trouver des formes singulières avec tout cet héritage, et qui évoquent les grands thèmes de la mort, du cycle de la vie, de la vanité des choses.
Ces dernières années, c’est plutôt l’homme d’affaires, nourri des années Thatcher, un produit du libéralisme triomphant et du bling bling, qui a fait la "Une" de l’actualité. Celui qui a orchestré la vente monstre de 223 de ses œuvres chez Sotheby’s, le 15 septembre 2008, le jour même de la chute de Lehman Brothers, engrangeant en une fois, 149 millions d’euros. Depuis, la question se posait : avait-il encore quelque chose à dire ?