Aux sources de l’art de Picasso
Publié le 14-04-2017 à 15h31 - Mis à jour le 14-04-2017 à 15h58
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Menée de main de maître par Yves Le Fur, directeur des collections, l’exposition "Picasso Primitif" n’est pas un simple rapprochement entre les créations d’un géant de l’art du XXe siècle et des pièces ethniques qui, de près ou de loin, auraient pu l’influencer. Elle n’est pas un "remake" d’accrochages déjà montrés. Elle investigue plus loin en puisant aux sources de l’acte créateur. Cette perspective la rend étincelante.
On est aussitôt mis dans le bain d’une prospection qui se devait d’être abordée par une "chronologie", le début du siècle et l’avènement de Pablo Picasso (Malaga, 1881-Mougins, 1973) sur la scène de l’art s’avérant concomitants à la découverte par les artistes des arts cultuels venus d’ailleurs.
La réalisation scénographique de cette plongée dans le temps et des faits avérés est attrayante avec son jeu de panneaux et châssis pour toiles posées en relief de dates et notes d’importance.
Un parcours 1900-1973
Invité à suivre un parcours qui ravive souvenirs et utiles précisions, on est pris au jeu des circonstances et des rapprochements, sans que rien ne soit acté comme une démonstration chiffrée des allées et venues de Picasso et de ses amis à travers les méandres des découvertes africaines et océaniennes, précolombiennes, américaines, asiatiques. Cette première étape d’une vraie rencontre au sommet des arts est essentielle à la compréhension et à la jubilation qui étreint le spectateur lorsqu’enfin - mais la patience était de rigueur - il se retrouve face à des pièces à conviction marquées du sceau de l’absolue nécessité créatrice.
La démonstration, loin de s’appuyer seulement sur des parentés formelles entre les tableaux ou objets de Picasso et les statuettes ou masques d’artistes ancrés dans leurs rites et croyances, s’attache, c’est neuf, à témoigner comment des artistes aux antipodes les uns des autres, géographiquement, matériellement, spirituellement ou dans le temps, peuvent se rejoindre sur l’essentiel.
Quête de l’essentiel
Sur l’essence même de leurs démarches : le rapport de l’être au temps, à l’espace, au quotidien. C’est tout le bonheur retenu d’une réinterprétation de l’authenticité, si envoûtante qu’on en ressort éberlué et ravi !
Il n’est point utile de détailler dates, faits et gestes, avancées dans la perception des arts d’autres cultures. Les découvrir sur le terrain est une aventure à vivre chacun pour soi en se souvenant, qui sait, d’attirances personnelles vers Picasso, Matisse et la clique des Modernistes en quête de réappropriation plus humaine de l’expression, ou vers ces "Primitifs" qui ne l’étaient qu’aux yeux de prétendus détenteurs de la vraie foi, de l’intelligence.
Archétypes, métamorphoses, le "ça"
Picasso n’a rien caché : "Mes plus pures émotions, je les ai éprouvées dans une grande forêt d’Espagne où, à seize ans, je m’étais retiré pour peindre. Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux, passionné et rigoureusement logique, sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. Je me hâte d’ajouter que cependant, je déteste l’exotisme." Tout est dit dans cet aveu à son ami Apollinaire.
Si Picasso fut un interprète, en les sublimant, des arts Ibères, plus tard d’Afrique et d’ailleurs, il le fut en ciblant la vérité, l’artiste pur combinant forme et fond dans un même souci d’ajuster sa création à l’essence des choses et des êtres. S’il apprécia et acheta des peintures du Douanier Rousseau, à des années-lumière des siennes, c’est qu’il y trouvait cette émotion native qui corse les œuvres d’exception.
Picasso collectionna pareilles œuvres toute sa vie, ne s’en sépara jamais. Elles habitaient ses ateliers comme elles l’habitaient lui-même. Des photos de l’exposition nous montrent Picasso parmi ses trésors. Ils avoisinent ses propres tableaux, font partie intégrante de son univers.
Si un "Tiki" des Marquises, premier achat ethnique de Picasso, ouvre la démonstration d’une présence forte, impalpable et sereine, la partie plus visuelle de l’exposition confronte d’emblée un "Nu de profil, debout", gouache et pastel de Picasso daté 1908, et une statuette de gardien de reliquaire Fang, du XIXe siècle.
Le rapprochement entre ces deux effigies impressionne davantage par une puissance évocatrice de profonde intériorité que par leurs attractions formelles parallèles. Mis dans le bain d’une aventure qui relie entre eux des arts aux particularités intrinsèques diverses, le visiteur ne peut que se réjouir de pareil cadeau.
Le corps-signe
Si Picasso a pu proférer en 1920 "L’art nègre, connais pas !", alors qu’il avait collecté masques et statuettes et peint ses "Demoiselles d’Avignon", l’assertion est à prendre avec des pincettes en ajustant ses lorgnons : Picasso ne voulait-il pas dire, simple, direct, que, pour lui, l’art était sans frontières, sans label autre que celui d’une création qui stupéfie parce qu’elle vous somme de rentrer en vous-même pour l’apprécier !
Art catalan et art nègre, Picasso a marché de mèche avec des devanciers qui l’interpellaient sur des sentiments et leur rendu. Le corps humain fut au centre, bien entendu, de leurs explorations réciproques, le corps recelant une âme et des gestes.
Leur stylisation à travers les âges et les personnalités : une façon de se l’approprier pour en dégager le fin fond de l’être assis, debout ou couché. Nu dans toute sa vérité. Le corps est un élément explicite de tout art, des Vénus de la Préhistoire aux nus disloqués de Bacon, entre naissance et mort. Autre rapprochement et il y en a des dizaines : "Femme enceinte", 1949, un bronze filiforme, épuré, de Picasso et un étrier de poulie de métier à tisser Dogon, du Mali : l’art peut nicher dans un objet usuel, quotidien. Picasso ne craindra pas de créer de la vaisselle…
Corps-signe, corps en vide, nudité… De ces réalités aux métamorphoses, l’art avance sans frontières, ni limites, on s’en rend compte aujourd’hui. C’est bon signe, pour peu que l’art se charge d’urgences, de mobiles impérieux.
Art anthropomorphe, art zoomorphe, métamorphoses quand l’homme se pare d’animalité. Et l’exposition d’évoquer le "ça", quand deux trous suffisent à exprimer un visage et son quant-à-soi. Ce qui fit dire à Picasso : "Deux trous, c’est bien abstrait si l’on songe à la complexité de l’homme… Ce qui est le plus abstrait est peut-être le comble de la réalité." Un masque Dan s’ajuste à côté d’un "Masque" de Picasso en carton découpé et peint, de 1919 : deux trous. Picasso, il est vrai, défigura le visage jusqu’à lui donner des faciès de monstre. Bacon est en embuscade, déjà !
Musée du Quai Branly - Jacques Chirac. Jusqu’au 23 juillet. Infos : www.quaibranly.fr
Un livre prestigieux
Référence. Sous la direction d’Yves Le Fur, l’ouvrage "Picasso primitif" est plus qu’un catalogue. Il est une référence exemplaire dans la mesure où il prospecte la rencontre fondamentale entre Picasso, ses pairs et des arts premiers soudains parvenus en Europe. Et si Gauguin, le premier, s’en était allé au-devant de l’innocence perdue en embarquant pour Tahiti et les Marquises, ses successeurs en Modernité auront fait bombance de ces arts d’ailleurs empreints de tant d’évidences, souffles de vie, croyances et rites. Chronologie et rencontre de terrain à la découverte d’arts frappés d’authenticité, "Picasso primitif" est le livre dans lequel il faut s’immerger pour comprendre l’essentiel de toute création artistique.
"Picasso primitif", Flammarion et Quai Branly, 384 pages, 280 illustrations, environ 50 €