Au "Musée absent", le formidable art du présent
Publié le 19-04-2017 à 17h58 - Mis à jour le 19-04-2017 à 19h07
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Pour quelques mois, Bruxelles a son musée d’art contemporain et il est magnifique. « Le musée absent, préfiguration d’un musée d’art contemporain pour la capitale de l’Europe », la méga-exposition au Wiels, tient toutes ses promesses. Par son ampleur, sa qualité et les questions qu’elle soulève.
On pourrait commencer par une boutade : ne cherchez plus le musée d’art contemporain à Bruxelles, ne courrez pas voir la Documenta à Kassel : vous pouvez trouver tout cela jusqu’au 13 août à la méga-exposition du Wiels à Bruxelles. Conçue pour le dixième anniversaire du centre d’art et sous-titrée « Préfiguration d’un musée d’art contemporain pour la capitale de l’Europe », elle est un véritable événement à na pas manquer.
Par son ampleur tout d’abord : elle s’étend sur tous les étages du Wiels jusqu’à sa terrasse panoramique et colonise les deux bâtiments proches (Brass et Métropole). Elle comprend plus de 300 oeuvres de 47 artistes. Elle a des résonances avec le Kunstenfestivaldesarts, créant ainsi un événement interdisciplinaire unique avec des croisements entre arts plastiques et arts de la scène. Elle se retrouve sous forme de fresques en ville, de performances et d’un catalogue (Fonds Mercator) d’une grande richesse de réflexion.
Par sa qualité aussi, c’est en événement car on n’a rarement l’occasion de voir ces artistes à Bruxelles.
Enfin, cette expo marquera par les questions qu’elle pose.
Dirk Snauwaert, l’initiateur du projet y a travaillé avec toute une équipe de curateurs pendant plusieurs années. Son point de départ est la constatation que les musées sont trop « aseptisés », trop absents des grands débats sociétaux en n’évoquant pas l’Histoire et les frictions historiques.
On ne voit pas dans nos musées le regard des artistes sur l’occupation nazie, le colonialisme, la question linguistique ou féministe, etc. qui continuent pourtant à travailler la société belge et européenne.
Il y a pourtant un lien à faire entre ces « absences » de l’Histoire et les paradoxes actuels de la mondialité (les nationalismes, les migrations).
Au centre de l’Europe, un tel musée doit intégrer les artistes travaillant autour de la Belgique car Bruxelles n’est pas que la capitale belge, elle est la capitale de l’Europe et 60 % de sa population n’est pas autochtone.
Nussbaum, le grand oublié
Le « musée absent » ne fait donc pas directement référence à l’absence criante de musée d’art contemporain à Bruxelles ou à la fermeture depuis six ans du musée d’Art moderne. L’exposition évoque d’abord l’absence, dans les musées, du point de vue des artistes sur ces frictions historiques et sur notre monde actuel, et comment on pourrait les intégrer.
La force de l’expo est d’être très visuelle et claire grâce à la scénographie de Bernard Venlet qui a ménagé de multiples salles quasi thématiques ou autour d’un seul artiste.
On peut commencer par exemple, par le second étage du Wiels consacré aux « absences » de l’Histoire dans les musées.
On y retrouve la question coloniale avec de formidables tableaux de Marlène Dumas et des montages de Sammy Baloji. On évoque le nazisme et le passé collaborateur belge avec quatre tableaux de Félix Nussbaum, grand peintre allemand juif, qui habita Ostende et Bruxelles avant d’être dénoncé et envoyé à Auschwitz. Bien que résident belge, aucun musée belge n’a un tableau de lui ! On y évoque aussi le conceptuel hollandais stanley brouwn venu du Suriname, prototype du « métisseur ».
La question linguistique belge est là avec le film inouï « Le mur » (1968). Broodthaers, Bijl, Swennen sont exposés à côté des archives de l’ambassade universelle, utopie du début des années 2000 à Bruxelles.
L’horreur nazie est évoquée par Gerhard Richter, Kippenberger et une photographie étonnante de Dirk Braeckman. On voit à cet étage comment l’art peut être marqué par les drames de l’Histoire.
Francis Alÿs évoque tout ce que les artistes faisaient en 1943. En ne manquez pas son dernier petit tableau : une vue de Mossoul en ruines et devant un Pierrot de Watteau : nous !
Rêve utopique
Au premier étage, des artistes d’aujourd’hui parlent du monde : Thomas Hirschhorn montre l’horreur des attentats et leur traitement médiatique. Oscar Murillo place des personnages « réels » sur des gradins : « les ressources humaines », matière première comme le charbon. Des nouveaux tableaux de Luc Tuymans représentent des salles vides à Doha où il exposa : vue glaçante du néant du Golfe. Jean-Luc Moulène a photographié les produits vendus à Gaza et qui ne peuvent être exportés chez nous à cause de l’embargo.
Au troisième étage, on découvre des artistes importants peu montrés chez nous : comme le photographe Christopher Williams qui interroge le statut de l’image et Ellen Gallagher et ses beaux collages/peintures.
On est frappé par le nombre d’artistes femmes (une majorité). Comme Isa Genzken qui a déposé deux astronautes sur le sol, allégorie de deux êtres arrachés au rêve utopique du progrès technologico-scientifique. Et Michel François expose les chaussures des trafiquants clandestins au Nouveau Mexique qui laissent des empreintes de vaches pour tromper les douaniers.
Cet art contemporain aide à mieux voir le monde, à mieux être au monde, à mieux résister à la déferlante commerciale et médiatique qui nivelle par le bas la culture et la réflexion.
Il faut bien deux heures pour tout visiter et s’imprégner des œuvres en ne manquant surtout pas les espaces annexes (voir ci-dessous).
« Le Musée absent » au Wiels, Bruxelles, jusqu’au 13 août, avec des performances en lien avec le Kunstenfestivaldesarts et un très riche catalogue du Fonds Mercator.
Les têtes géantes et mélancoliques de Manders
« Le musée absent » comprend des espaces annexes au Wiels, à ne pas manquer. A commencer par la terrasse panoramique du Wiels d’où on a une vue formidable sur toute la ville. Le but est d’y placer dorénavant des oeuvres d’art. La première est un simple pigeonnier avec des pigeons bien vivants. Une idée d’Ann Véronica Janssens car le pigeon évoque la liberté qui survole les frontières, telle que doit être l’art.
Au Brass, à coté du Wiels, on peut suivre des performances de Lili Reynaud-Dewar et y voir une œuvre d’Otobong Nkanga, artiste Nigérianne d’Anvers, omniprésente dans le monde de l’art actuel qui a rempoté mercredi soir le Belgian Art Prize. Elle a symbolisé les changements fulgurants en cours dans le monde en faisant tomber des gouttes d’eau sur une plaque chauffée à 450 degrés. Michel François expose, à côté, une œuvre sur l’effondrement des idéologies avec un aigle (américain ?) qui fond.
Le plus fort se trouve au bâtiment Métropole, un peu plus loin, une ruine squattée pour l’occasion. Cameron Jamie y a placé une forêt de totems en céramique. Mark Manders impressionne avec ses grandes têtes en ruine, mélancoliques et nostalgiques. On a l’impression de pénétrer dans l’atelier abandonné d’un artiste ancien. Il est étonnant que ce soit la première fois seulement que son travail est présenté à Bruxelles, alors que ce grand artiste hollandais vit à Renaix depuis 12 ans.

Dans le sous-sol, on a repris une large installation de Jos de Gruyter & Harald Thys imaginant un « coup » d’Etat en Belgique dans la foulée des tueurs du Brabant wallon.
Dirk Snauwaert conclut dans le catalogue : « Dans le contexte actuel de crise des valeurs dans l’espace européen, il est urgent de développer un instrument permettant de se lancer dans une introspection et dans l’autocritique. Cette exposition apporte à un musée d’art contemporain les éléments de base pour qu’il devienne un lieu où puissent se mener des débats difficiles en toute sérénité, ce qui est la définition même de l’espace public libre ».