Forcé d'écrire de la main droite, Pierre Alechinsky dessine et peint de la main gauche
A la veille de ses 90 ans, le peintre et graveur belge expose ses "Palimpsestes" à La Louvière. Son appétit de lignes et d’images est toujours aussi vorace. Un artiste de sa trempe n’a pas lieu de s’arrêter en chemin. Il y va ! Entretien.
- Publié le 06-06-2017 à 15h17
- Mis à jour le 06-06-2017 à 15h26
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ALEC7GQ2F5FSNL6QM47IUT5CJA.jpg)
A la veille de ses 90 ans, le peintre et graveur belge expose ses "Palimpsestes" à La Louvière. Son appétit de lignes et d’images est toujours aussi vorace. Un artiste de sa trempe n’a pas lieu de s’arrêter en chemin. Il y va ! Entretien. L’homme a la rigueur de la classe, s’en vient à vous à l’heure pile, souriant, accueillant, malgré la fatigue d’un voyage sous la chaleur de Paris à Bruxelles. Fatigué mais serein, exemplaire, disponible. Nous le connaissons certes de longue date, fraternisons volontiers. L’épreuve de l’entretien n’en est pas moins délicate. Nous la remplaçons par une rencontre à bâtons rompus, l’artiste la tête emplie de l’exposition à vernir. Harassé par une année d’expositions de Tokyo à Amstelveen, de Bucarest au Cateau-Cambrésis. Mais heureux de cette opportunité d’exergue sur un ouvrage qui l’a occupé depuis 1980.
Les Palimpsestes
Les "Palimpsestes", qu’expose le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière ? Peut-être une façon de n’avoir pas à partir de la feuille blanche. Une manière de contrer le trac face au vide, explique l’artiste.
"En partant d’anciens documents, d’estampages d’objets que personne sans ça n’aurait regardés, il y a, pour celui qui se les approprie, un départ moins effrayant. Vous avez quelque chose devant vous et vous enchaînez sur ce qui vous est donné."
"Il y a mille façons d’enchaîner : c’est parfois un mot, un texte qui a l’heur de vous passionner, de merveilleux en-têtes de lettres comme on pouvait en écrire au XIXe, au début du XXe siècle…"
"C’est très amusant : vous y apprenez un vocabulaire inédit. J’ai toujours pensé qu’on appelait ‘plaques d’égout’ ces morceaux de métal qu’on découvre en marchant, regard rivé au sol…"
"Ces plaques sont souvent de magnifiques images, surtout quand elles datent de temps où les fonderies répondaient aux demandes de villes dont le nom devait apparaître… et vous vous dites qu’y découvrir Aix-en-Provence est plus agréable à lire que Pont-à-Mousson !"
"J’ai appris que le terme exact pour les qualifier était ‘Tampons de regard’ ou "Couvercle de trou d’homme"… N’est-ce pas merveilleux ?"
Estamper à hauteur de chien
"Cette pratique n’est pas sans danger ! Estamper, c’est, armé de papier, d’une brosse dure et d’encre, presser sur votre papier le relief de la plaque. Vous devez vous lever tôt, opérer quand les rues sont vides : à quatre pattes, à hauteur de chien, vous avez une drôle d’allure et il y a danger de véhicule."
"A Arles, deux dames matinales s’en allaient au marché. Me voyant, l’une dit à l’autre : ‘Ah oui, ils viennent prendre des mesures !’ Chaque population a sa façon de réagir à la surprise. Chaque peinture sur plaque a son histoire, je les évoque dans le catalogue."
L’humour dans la peinture
Pierre Alechinsky a l’humour chevillé à la repartie. Avec ses copains du Daily-Bul, il ne s’est point privé de l’exercice drolatique. Et l’humour gicle dans sa peinture.
Son exposition est un compte rendu animé de trouvailles, drôles ou sérieuses, qui ont jalonné un grand pan de son parcours créateur. Fervent, il est là, à vos côtés, feuillette le catalogue, tout juste paru, les centaines de feuilles peintes ou dessinées de son accrochage.
Comme un enfant aux prises avec ses propres facéties, il sourit, se réjouit, s’illumine au souvenir de l’une ou l’autre histoire vécue en travaillant un document qu’il aura détourné, auréolé, investi d’un nouveau destin…
"Nous voyons les cartes de géographie mentalement en fonction de nos études primaires : l’Italie, c’est une botte ; l’Angleterre, un lapin, ainsi de suite. Or, les cartes de navigation aérienne de la Nasa révèlent des portions de territoire inhabituelles. C’est fascinant !"
"En 1980, Jean-Pierre Pincemin m’a apporté une carte d’Athènes : "Elle est faite pour toi !" Et j’ai commencé à dessiner sur des cartes chinées au marché aux Puces. J’ai même ouvragé des cartes commandées par Louis XIV, cartes qui quadrillent toute la France."
"Les manuscrits, pareil : ils m’offrent des solutions surprenantes, parfois à partir de la signature. Il ne faut pas manquer la série d’images sur fond des lettres du duc Prosper d’Arenberg à son conseiller, Monsieur Stock : épatant !"
Ecrire dans le miroir
"Je me suis servi de tout : de travaux avec Michel Butor, de mes aide-mémoire, mes semainiers, de cahiers belges pour apprendre à écrire, d’actions périmées… L’aventure commence dès que tu achètes de vieux cahiers vierges avec, encloses, de vieilles écritures…"
Avec, in fine, cet aveu d’un homme qui aura su, sa vie durant, remballer à leurs études les contrariétés : "Etant un gaucher contrarié, j’éprouve quelque difficulté à écrire de la main droite mais j’y arrive, plus difficilement avec l’âge… Mais je peux écrire dans le miroir, instinctivement, de la main gauche. Tracer un 8 n’est pas simple pour un gaucher… J’ai difficile, dit-on en belge !"
D’une anomalie, Alechinsky a fait un avantage : le graveur en sait quelque chose !
Pierre Alechinsky (Crédit: Reporters)
La main d’un poète enfant (PORTRAIT)
"Je suis un peintre qui vient de l’imprimerie", aime à répéter Pierre Alechinsky. Ses 90 ans, le 19 octobre prochain, sont une belle occasion de prendre au mot cet artiste né à Bruxelles en 1927, resté toujours aussi créatif et enthousiaste et dont l’oeuvre imprimé compte plus de deux mille images gravées ou lithographiées réalisées depuis 1946.
Alechinsky adore l’imprimerie. Il a débuté à l’Ecole de la Cambre non pas dans un atelier de peinture mais bien dans l’atelier du livre. Il voulait y apprendre un métier, l’architecture du livre, la typographie, la mise en page. Si Alechinsky aime tant l’imprimerie où on travaille en miroir, c’est qu’elle rejoint une de ses particularités : gaucher contrarié il a été forcé d’écrire de la main droite, mais continue à dessiner et à peindre de la main gauche.
Pour Hélène Cixous, "Alechinsky est un poète enfant Dessiner-peindre-signer-parler à coups d’images. Tout est langue, tout parle, toutes les choses ont des bouches et des dents."
Après une scolarité à Decroly et son passage à La Cambre, il fonde les Ateliers du Marais avec Olivier Strebelle et Michel Olyff. Il fut avec Hugo Claus, le plus jeune de la courte et intense aventure du mouvement Cobra. "Cobra n’a duré que 3 ans. Soit. Mais après la dissolution, c’est bien avec ces amis-là (Appel, Reinhoud, Bury, etc.) que je n’ai cessé, jusqu’à leur mort, d’échanger des idées…", nous disait-il.
Depuis 1951, il est installé en France à Bougival, près de Paris, le long de la Seine, le village des impressionnistes. Avec un jardin peuplé de statues de Reinhoud, et, au fond, son large atelier, baigné par la lumière du nord.
En 1965, lors d’un de ses séjours à New York, observant Central Park, il crée la méthode qui l’a rendu si célèbre avec ses "remarques marginales", des dessins tout autour, comme dans les manuscrits anciens.
Rencontré pour ses 80 ans il nous disait : "Nous sommes submergés par une technologie qui prend le pas sur un savoir millénaire basé sur la main. Cela reste pourtant exceptionnel d’avancer encore une image qui colle à une pensée, au moyen d’un bâtonnet nanti de poils d’animaux ligaturés trempés dans un peu d’encre et un peu d’eau. Il y a moyen de dire tant de choses avec des moyens qui ne sont pas préformatés."
Une simple brosse ou un crayon et une feuille lui suffisent à explorer l’inconnu, à éveiller le désespoir, la joie et l’émotion.
Une exposition pleine de fraîcheur
Ces lignes, entrelacs, ces marivaudages d’encres et couleurs, qui filent, s’arrondissent, se déploient et s’enchantent sur le papier, papiers du passé revisités par un cœur ardent du présent, c’est aussi un mirifique pari sur l’avenir.
Pierre Alechinsky est l’un des très grands artistes de cet entre-deux-siècles - le XXe et le XXIe - qu’il marie et assemble de ses fantaisies emplies de profondeurs et de vie.
Ce poids du temps déposé par l’artiste à La Louvière est d’une légèreté qui fait trembler les cimaises d’aise. Quelles que soient les techniques déployées, gravures ou estampages, dessins ou peintures, leur commun dénominateur est une fraîcheur, une spontanéité qui mouchent le nez aux lourdeurs artificielles, un chant qui rejoint l’âme du flûtiste que Pierre Alechinsky est aussi.
Comment ne pas s’enjouer devant tant de poésie déployée par un maître du geste qui frétille et ennoblit d’inédit chaque papier qu’il touche.
Joliment montée, l’exposition porte ses fruits d’instinct, vous ouvre l’œil et le regard sur une infinité d’accroche-cœur, un univers d’images enlevées à bride abattue, le meneur du jeu y entraînant, dans une folle sarabande, tout le travail d’une vie à l’affût.
Un excellent dossier pédagogique accompagne visiteurs et enfants : il n’y a pas d’âge pour s’arrimer à pareil ouvrage. Et mille très belles histoires vous sont contées dans le précieux catalogue édité par le Centre de la Gravure et Silvana Editoriale.
En pratique:
Quoi : Exposition "Palimpsestes".
Où : Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, 10, rue des Amours, 7100 La Louvière. Jusqu’au 5 novembre, animations diverses.
Informations : www.centredelagravure.be