Joseph Beuys, le chaman et l’artiste engagé eurasien
Publié le 18-10-2017 à 09h08 - Mis à jour le 18-10-2017 à 09h20
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Au Mukha à Anvers, première grande exposition muséale de l'artiste allemand en Belgique depuis les années 1980. Beuys est l'auteur d'une oeuvre majeure de l'art du XXème siècle sur divers plans : esthétique, social, politique et environnement.
Largement rétrospective, magistrale avec plus de 150 œuvres dont quelques-unes des plus emblématiques, l’exposition Joseph Beuys, la première muséale et d’envergure en Belgique depuis les années 1980, est néanmoins centrée sur deux aspects, les liens de l’artiste avec Anvers et le développement de son concept d’"Eurasie". Pour se familiariser avec l’œuvre de l’artiste allemand, il est indispensable de prendre en compte le fait sans doute le plus marquant de sa vie personnelle. Très gravement blessé en 1943, il est recueilli par des Tatars de Crimée et guéri grâce à un traitement à la graisse d’animal et le recouvrement de son corps par du feutre. La situation géographique de ce fait, l’aspect thérapeutique pour ne pas dire salvateur, les matières utilisées, le rapport à une source animalière, la notion d’entraide, resteront des constantes dans la démarche artistique qu’il entreprend dès 1947. Positionnement esthétique marquant en rupture avec le principe de modernité d’où son insertion dans une forme d’avant-garde, son œuvre est indissociable de sa vie et de son engagement social, politique et écologique, ainsi que pédagogique. Par la voie artistique, par un comportement conséquent, Joseph Beuys qui prend une stature reconnaissable en de nombreuses photos, entend rien moins que créer les conditions d’une réconciliation entre les peuples et de changer la société par une révolution pacifiste. Au vu de l’état socio-politique du monde d’aujourd’hui, et de certaines orientations du monde de l’art, son œuvre est plus que jamais d’une pertinente actualité.
L’ancrage anversois
Précédé par des expositions de groupe, le renforcement du lien anversois de Beuys à travers les activités de la galerie Wide White Space dirigée par Anny de Decker avec l’artiste Bernd Lohaus qui fut élève de Beuys à Düsseldorf, la performance de 1968, "Eurasienstab" réalisée avec Henning Christiansen, avait été initiée à Copenhague deux ans auparavant sous le titre "Eurasia, 34th Section of the Siberian Symphony". Elle eut en Belgique un énorme retentissement et une influence considérable sur nombre d’artistes belges dont principalement le noyau anversois orienté vers les pratiques d’avant-garde de l’époque. Panamarenko fut de ceux-là, mais également le Bruxellois Marcel Broodthaers qui exposa en sa compagnie dans la même galerie. Ainsi que Van Severen. Plus tard, en 1980, c’est à Anvers encore qu’il créa sa première Université libre internationale hors d’Allemagne. Y participèrent entre autres les Luc Deleu, Danny De Vos, Guy Rombouts, Anne-Mie Van Kerckhoven, Narcisse Tordoir. Enfin, on notera encore le lien symbolique mais fort, à travers la présence du cygne, entre Anvers et la ville dite de naissance de Beuys, Clèves. Toutes ces ramifications sont présentes dans l’exposition à travers des œuvres et des documents.
Le concept d’Eurasia
Concrétisant son engagement politique, Beuys créa en 1963 un premier parti politique "Eurasia" avec le souhait de rapprocher l’Occident et l’Orient. Par la suite, comme le montre l’expo, il déclina cette idée à travers de multiples actions, prises de position et œuvres qui lui valurent souvent la qualification de chaman, tant il a tenté de concrétiser cette liaison à travers des forces spirituelles (des flux d’énergie) et des manipulations de symboles. Son art prendra des formes quasi initiatiques et un aspect de mythologie personnelle à destin universel. Pour être appréciées, ces œuvres doivent être considérées à travers ce prisme. Elles sont les traces, les témoignages, les sources et les symboles, d’une esthétique comportementale anti-moderniste en concertation avec la nature des êtres, des animaux, des choses. Auteur du concept de "sculpture sociale", dès 1971 du principe de démocratie directe, Beuys fut aussi le co-fondateur du parti des Verts allemands en 1980. Son esthétique est aussi socio-politique mais on ne négligera pas la finesse et la sensibilité de ses admirables dessins.
Bio express
Joseph Beuys est né à Krefeld (symboliquement à Clèves) en Allemagne en 1921. Il décède d’une crise cardiaque en 1986 à Düsseldorf. Pilote de bombardier sur le front de l’Est, il est soigné en Crimée. Etudiant à l’Académie de Düsseldorf en 1947, il y deviendra enseignant en 1961, puis limogé en 1972. Son influence en Allemagne fut capitale. Il se base sur les écrits de Rudolph Steiner et est attaché à une forme de romantisme wagnérien. Première expo en 1952. Il fut membre actif du mouvement Fluxus. De 1962 à 1974, il réalise essentiellement des performances. De 1963 à 1979, il crée plusieurs partis politiques. Il fut candidat aux élections européennes. Ses œuvres font partie des collections muséales les plus prestigieuses dans le monde, ainsi qu’en Belgique.
Démocratie directe
Une œuvre de 1971 de Joseph Beuys, "Kann die Parteiendiktatur überwunden werden" [Ainsi la dictature des partis peut être vaincue] a été éditéé par l’"Organisation für direkte Demokratie durch Volksabstimmung" [Organisation pour la démocratie directe par consultation populaire]. Le sac en plastique rempli de pamphlets - et parfois d’une feuille de feutre en référence directe à la pratique de l’artiste - était une manière de diffuser les idées politiques de l’organisation. Sur les diagrammes à l’extérieur, on peut voir la "véritable" démocratie directe sous forme de référendum placée face à la partitocratie. En 1977, à l’occasion d’une exposition à l’Académie des Beaux-Arts de Gand, une version néerlandaise de l’édition a été produite. En 1975, une version en français a été réalisée dans le cadre de l’exposition "Je-Nous = Ik-Wij" de Harald Szeemann qui s’est tenue au musée d’Ixelles et place Flagey à Bruxelles le 1er mai 1975.

Côme et Damien
Edition d’une œuvre de 1975 de Joseph Beuys, "Cosmos und Damian". Il s’agit de la reproduction d’une carte postale, achetée par l’artiste en 1974, du World Trade Center à Manhattan. A l’origine elle fut reproduite sur une seule feuille en quatre exemplaires. Pour l’artiste, les Twin towers étaient le symbole du capitalisme qu’il combattait. Il a recouvert l’œuvre originale d’une cire translucide teinte en jaune car il les comparait à des bâtons de beurre américain et estimait leur fournir ainsi une énergie transformatrice. Les noms qu’il leur a attribués, Côme et Damien, les patrons des Médicis, font référence à des saints et martyrs du IIIe siècle, qui ont voyagé en tant que médecins et guérisseurs soit disant miraculeux. Le thème de la guérison est très présent chez Beuys. Le nom de Côme a été transformé en Cosmos. On y verra un souci de connotation sociale et d’élargissement du propos.
