Louma Salamé : "Sans partenaires financiers, les musées font faillite"
Publié le 10-03-2018 à 11h43 - Mis à jour le 09-05-2018 à 12h05
La jeune responsable de la Villa Empain, à Bruxelles, est une femme de tête. Directrice générale, depuis maintenant deux ans, de la villa Arts déco qui encadre joliment les activités culturelles de la fondation Boghossian, elle montre une envie sans cesse répétée de bouger les lignes. Bouger les lignes de la culture. Créée en 1992 par Robert Boghossian et ses deux fils Jean et Albert, joailliers d’origine arménienne, la fondation s’est fixée pour objectifs la formation et l’éducation.
Depuis 2010, dans les murs restaurés de la Villa Empain, la fondation s'est donné une mission supplémentaire : rapprocher Orient et Occident, à travers les arts et la culture mais pas seulement.
Louma Salamé n'a que 36 ans et déjà une sacrée carrière, on le voit, dans la gestion du culturel. Avec toujours, comme fil conducteur, le lien créé entre Orient et Occident et qui finalement parle tout autant d'elle, que de ses rôles professionnels...
Passée par le Mudam au département collection et acquisitions, puis par le Guggenheim de New York, elle a largement mis la main à la pâte au prestigieux projet du Louvre Abu Dhabi – une machine de guerre autant culturelle et que politique qui lui a permis de s'exercer dans la manière dont on communique sur la culture.
Directrice des publics au Mathaf à Doha, toujours du côté moyen-oriental du monde - celui qui fait beaucoup pour l'art contemporain - , elle se retrouve à Paris, à l'Institut du Monde Arabe, dernière étape avant la Villa Empain là où on l'a rencontrée.
Nous voulions en effet lui donner la parole alors que s'ouvre, ce 15 mars, une nouvelle exposition à la Villa, "Melancholia", dont elle est la curatrice. Louma Salamé est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
I. Comment fait-on venir les gens au musée ?
En tant que directrice générale de la Villa, vous avez ce rôle multiple vis-à-vis des publics, des contenus et des politiques.
J'ai un rôle décisionnaire sur l'ensemble de la maison, tout se passe de manière régulière avec la famille Boghossian. Je fais en sorte que ma vision à la fondation fasse corps avec la vision des Boghossians.
La fondation est à la fois une continuité dans votre parcours et un morceau de l'histoire familiale (NdlR : Louma Salamé est la nièce de Jean Boghossian)...
Naturellement, mais ce que je fais maintenant, je l'aurais fait de la même manière si je ne faisais pas partie de la famille. Ceci dit, naturellement, ce projet me tient à coeur. Je suis heureuse d'être ici. J'aime la Belgique et Bruxelles, et ce n'est pas par flagornerie. Et j'adore que mon fils dise "chipote" : il est intégré, lui, c'est réglé.

Quel est votre dessein, votre défi pour cette structure culturelle ?
La chose sur laquelle j'ai pu m'attaquer à mon arrivée, c'est notre public, quasi majoritairement de proximité. Un public relativement homogène. Et l'idée, c'était de faire venir des publics plus jeunes et d'origine sociale différente.
Mais comment est-ce qu'on fait cela ?
Il fallait parler à tout le monde d'abord, alors on est passé aux trois langues dans notre com'. L'une des premières mesures a consisté à proposer un jour de gratuité par mois, alors que faire de la gratuité, c'est tout sauf une évidence pour une structure privée. Mais cela a montré qu'on était désireux d'ouvrir nos portes.
On dit volontiers que la gratuité dans les musées ne profite qu'à ceux qui sont déjà publics des musées, même quand l'entrée n'est pas gratuite.
Je dirais plutôt l'inverse. Le public du premier mercredi du mois est un public que nous n'aurions normalement pas, et qui vient parce que c'est gratuit. Ce sont des gens qui n'ont pas cet usage du musée. Ce n'est pas seulement le jour des enfants, c'est par ailleurs très grand public...
Mais ce n'est qu'une partie des gens que vous avez fait entrer à la Villa...
De fait. Ensuite, nous avons travaillé au développement d'un programme ouvert à toutes les écoles de Bruxelles. L'idée était de recevoir 15.000 enfants des écoles de Bruxelles de 6 à 16 ans pour des visites et des ateliers gratuits. Quelle a été ma chance qu'après un travail tenace, j'ai obtenu l'accord des ministres Alda Greoli et Sven Gatz, pour leur soutien financier et politique ! On fait cela en ticket commun : moitié-moitié pour les coûts, pour ces 15000 enfants sur trois ans. L'initiative se nomme "l'ambassade culturelle" et toutes les écoles peuvent s'inscrire.
Dans un autre genre, nous organisons aussi la "Summer Party", fin août. Tout à coup, l'été passé, on a eu 14 000 personnes qui ont essayé de venir dans un endroit dont on ignore parfois l'ouverture - car on est ouvert depuis 7 ans !
Mais qui sont alors ces nouveaux venus ?
C'est un travail de pèlerins vraiment car on veut parler avec tous les interlocuteurs de la Ville. On est allés voir Molenbeek, à l'Université populaire d'Anderlecht. On invite ces publics peu habitués aux musées. On a collaboré avec "Cinéma Maximilien" ; on a organisé une petite expo dont le produit de la vente allait aux réfugiés syriens. Et puis, on va faire des programmes pour les jeunes. Récemment justement, dans le cadre de stages aux plus jeunes, on a fait un focus sur le hip-hop. A la fin, on a entendu des enfants dire: "c'est le plus beau stage de ma vie", c'est chouette... Mais notre cœur de métier, c'est la programmation. Auparavant, on faisait deux expos par an. Depuis, on a désolidarisé l'espace d'expo du bas d'avec les étages nobles : on a ainsi développé des petits projets sur la jeune scène contemporaine belge, qui entre en dialogue dans cet espace avec les artistes arméniens ou libanais par exemple...
Cela fait deux ans et trois mois de fonction. Conclusion : le public a-t-il changé ?
On a des chiffres de fréquentation formidables, on a déjà reçu plus de 250 000 visiteurs depuis l'ouverture en 2010. (NdlR, de 21 330 visiteurs en 2015, on est passé en 2017 à 32 471). L'intensité de ce qu'on propose au public n'a cessé d'augmenter. On est parvenu à fidéliser notre public de départ, qui n'est pas parti, et on a ajouté à notre public cible de nouveaux fidèles et de nouveaux adhérents.

II. Et qu'est-ce qu'on dit dans son musée ?
Participer à la création du lien entre l'Orient et l'Occident, c'est du boulot et c'est précisément le dessein énoncé de la fondation Boghossian à travers la villa Empain. Comment on s'attaque à ce leitmotiv sans se prendre les pieds dans le tapis ?
C'est ce qui fait notre spécificité et notre chance. Cela nous distingue des autres vocations muséales. C'est le cœur de ce qu'on fait, et ce n'est pas commun. On utilise l'art et la culture comme porte d'entrée à un dialogue civilisationnel. Concrètement, c'est une fondation arménienne qui peut se permettre d'exposer un artiste turc face à un artiste arménien. Finalement on peut déplacer les lignes.
Cela illustre, pratiquement, le rôle du musée, le rapprochement culturel si souvent cité...
De fait. Et je pense à une exposition en collaboration avec l'Institut du Monde Arabe, de six photographes arables contemporains. Le monde arabe après le Printemps est un vivier : toute une génération d'artistes syriens est en devenir. Car, paradoxalement, c'est dans les périodes les plus sombres de l'histoire que sont écrits les plus beaux poèmes... On participe à cet élan, avec la résidence d'artistes pour accueillir des jeunes artistes, notamment syriens ou libanais.
Quoi d'autre dans le 'pipe' ?
Un de mes rêves serait d'installer une sculpture devant la Villa sur l'avenue Franklin Roosevelt. Un autre de mes rêves serait de faire un chemin de sculptures entre notre jardin et le bois de la Cambre. Des projets, j'en ai plein la tête... Le prochain : on va ouvrir un café en mai. On est en train de se battre sur le choix des sièges, mais disons que bientôt, on pourra venir déjeuner à la villa Empain. Et c'est dans la tendance actuelle, le visiteur devient un utilisateur. On lui propose une expérience. L'idée, c'est de trouver chaque fois un fil pour faire venir de nouveaux gens, ou pour faire revenir des gens.

III. Et comment fait-on pour faire tourner le musée ?
Et dans ces démarches, la Fondation est-elle soutenue financièrement ?
L'Etat a soutenu la Fondation dans le cadre de la restauration. Mais une fois que ça a été ouvert, il s'est agi de partenariats privés. C'est essentiel. Pour notre dîner de gala, on a récolté 250 000 euros pour les réfugiés syriens, nous, les deux petits péquins, (NdlR, parlant de sa collaboratrice et d'elle-même qui n'ont quand même rien de deux petits péquins). Je n'avais jamais fait cela de ma vie. C'est comme le fait que je n'aie jamais créé un café... Alors ça peut ne pas marcher, mais qui ne tente rien n'a rien !
Quel regard portez-vous sur la privatisation des musées ? On pense à ces entreprises privées qui aident largement les musées et institutions culturelles... Chanel par exemple va soutenir le musée de la mode parisien Galliera notamment ?
Aujourd'hui, la gouvernance d'un musée passe par une prise de conscience budgétaire. Que ce soit La libre, ou la télé actuelle, qui n'est plus regardée par les jeunes, nous sommes, médias et culture, dans des modèles qui changent. La même révolution s'applique en effet dans la culture. On est désormais entré dans le principe de réalité. Aujourd'hui, la grande majorité du financement de la Fondation provient de la famille Boghossian, néanmoins, heureusement que nous sommes soutenus par des sociétés comme Duvel, Anglo Belge. Qui serait assez fou pour dire "je n'ai besoin de personne" ? Nous avons besoin de chaque acteur de la société. Il faudrait ici rappeler le rapport entre l'argent et l'art : toute l'histoire de l'art s'est faite avec des familles et des soutiens. Et les mécènes sont nécessaires.
La culture doit se diriger comme tout autre domaine
Sans doute mais les cultures sont différentes de part et d'autre de l'Atlantique : aux Etats-Unis, le département "développement" consacré à la recherche de financements est trois fois plus grand que le département curatorial, car l'Etat n'aide aucun musée. Inversement, en Europe, on a des structures extrêmement soutenues par l'Etat, mais l'Etat se désengage, fatalement. Au musée du Louvre, quand l'ancien président Henri Loyrette est arrivé, la majorité des ressources propres venaient de l'Etat. Quand il est parti 15 ans plus tard, c'était tombé à 40%. C'était un grand spécialiste de Degas et du XIXe siècle, il était appelé "l'empereur" mais lui a compris que pour que le Louvre devienne le plus grand musée du monde, il fallait qu'il se libère de la dépendance à l'état.
Y a-t-il un risque que la culture privatisée devienne "excluante" pour une partie des publics, que parce que le musée est payé par des fonds privés, il réduise le cercle des invités à y entrer ?
Je ne crois pas à ce corollaire. Je ne porte aucun jugement, mais je dis par contre qu'il y a un principe de réalité : tu veux travailler dans la culture, tu ne fais pas d'argent, et, au contraire, on fait tout à l'économie. Durant les 15 dernières années et dans tous les musées dans lesquels j'ai travaillé, quelle que soit leur importance, c'était pareil ! Comme j'ai envie de faire venir 15 000 enfants gratuitement à la Villa, je cherche des partenaires. Et si tu n'as pas conscience de cela, tu fais faillite quoi.
C'est un peu cela le nouvel enjeu de la culture à notre époque ?
Dans la gouvernance des musées, il y a eu un récent mouvement de balancier. La gouvernance des musées, ce n'est plus seulement organiser de belles expos, c'est parvenir à pérenniser l'activité d'un lieu.