Le choc à Anvers: le stupéfiant « Five Car Stud »
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Publié le 03-06-2018 à 09h44 - Mis à jour le 03-06-2018 à 09h57
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L’exposition « Sanguine/Bloedrood », au Muhka, qui ouvre « l’année baroque » à Anvers, est formidable. Imaginée par l’artiste Luc Tuymans, elle confronte l’idée du baroque dans l’art ancien et chez les contemporains. Avec des chocs mémorables qui vont du Caravage à l’oeuvre saisissante et historique, sous tente, des Kienholz.
Dans le cadre du festival « Antwerp Baroque 2018», une première expo s’est ouverte au Muhka, le musée d’art contemporain et elle est formidable. On a demandé à l’artiste Luc Tuymans d’en être le commissaire et de confronter les maîtres du baroque et la vision des artistes contemporains majeurs. Belle idée.
Luc Tuymans ne montre aucun de ses tableaux mais s’est démené pour réunir à Anvers des oeuvres très importantes grâce à son carnet d’adresses. Dès le départ, il avait deux oeuvres en tête: un des derniers Caravage, David tenant la tête coupée de Goliath, et ce qu’il voyait comme son équivalent actuel: la mise en scène tout aussi sanglante qu’Edward et Nancy Kienholz avaient faite pour la Documenta 1972 de Harald Szeeman: des Américains blancs castrant un Noir.
L’oeuvre monumentale appartient désormais à la Fondation Prada à Milan qui l’a prêtée à Tuymans. L’expo du Muhka ira d’ailleurs ensuite à Milan. Si finalement, il n’a pas obtenu Le Caravage souhaité il en a fait venir deux à Anvers, c’est déjà un exploit.
Le lien est donc le sang, la théâtralité, l’image, la force immédiate de l’expression, c’est tout l’essence du baroque pour Tuymans et qui reste actuelle dans ces temps qui vont de Trump à Daech.
Pour Tuymans, le rouge est une couleur chez Rubens (quasi absent de l’expo sauf deux superbes petits tableaux de la collection Belfius) mais c’est le sang chez Le Caravage.
Le baroque n’est pas qu’un courant historique, il est devenu synonyme dans le langage courant de bizarre, inattendu, hors norme. C’est ça aussi que montre une expo qui ne se veut ni historique, ni scientifique, mais le regard d’un artiste face à d’autres artistes.
On détaille ci-dessous quelques oeuvres phares, mais il y en a bien d’autres: une tête de Borremans (« Sleeper ») à coté de chefs-d’oeuvre de van Dijck, une mer houleuse de De Cordier proche d’un « tas de spaghettis » de Bervoets, les « maisons au plafond » de Marthine Tayou, un Saint Sebastien de Zurbaran, des oeuvres de Polke, Adriaen Brouwer, John Armleder, Tobias Rehberger, etc.
1. Five Car Stud (1969-1972)
C’est le choc de l’expo à découvrir sous un grand dôme noir dressé sur la place Waalse Kaai devant le Muhka. Une occasion inespérée de découvrir une œuvre clef du début des années 70, si critique qu'elle fut longtemps interdite dans les institutions culturelles américaines.
En 1972, Harald Szeeman avait invité le duo Edward Kienholz (1927-94) et sa femme Nancy (née en 1943) à participer à la Documenta 5 où ils présentèrent l’installation « Five Car Stud » reconstituée à Anvers.
On pénètre dans la tente, il fait nuit noire, on marche sur la sable d’un désert américain entre de grands arbres. La seule lumières celle des phares de cinq voitures formant un cercle et, au milieu, un groupe de personnages grandeur nature, qui empoignent et castrent un homme noir accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec une femme blanche. Son ventre est devenu un bassin d’eau sur lequel flottent les lettres NIGGER. A côté, on découvre la femme en pleurs assise dans une camionnette.

On assiste, spectateur impuissant, à cette scène, coup de poing visuel dénonçant la suprématie blanche et le racisme d’une certaine Amérique des années 70 et la société du spectacle où même l’horreur devient show. On pense aux tueries dans les lycées américains ou aux horreurs de Daech.
La scène est une fiction, mais proche de ce que l’Amérique vivait. Chez les Kienholz, il faut observer les détails des personnages: les masques des tortionnaires achetés au Hollywood Magic Shop, la croix dorée autour du cou, les montres et bracelets, la canette de bière écrasée, des photos de femme nue sur le pare-soleil, la tronçonneuse à l'arrière du pick-up, l'autoradio qui joue un blues nègre, les plaques minéralogiques avec « fraternité ». L’oeuvre disparut pendant 40 ans avant de réapparaître en 2011 et d’être rachetée par la Fondation Prada.
2. Le Caravage
Luc Tuymans voulait coûte que coûte le David tenant par les cheveux la tête de Goliath qu'il vient de décapiter, de la Villa Borghèse à Rome, une des derrières oeuvres du Caravage. Avec le dernier regard terrifié du géant absorbé par un drame intérieur, qui fixe le spectateur, ultime sursaut par-delà la mort si proche. Cette tête coupée est un autoportrait saisissant du Caravage lui-même, et un appel pressant au Pape pour être gracié. A 35 ans, Le Caravage peintre adulé et célèbre, avait tué en duel un certain Ranucci pour une dette d’argent. Il était un bagarreur qui de plus, buvait trop et fréquentait volontiers les bas quartiers. Malgré son immense talent, le Pape le condamna à mort et il dût alors fuir à Naples.
On ne verra à Anvers qu’un film de cette oeuvre, mais Luc Tuymans fera venir fin juin « Garçon mordu par un lézard » de la Fondazione Longhi et, dès maintenant, on peut admirer au Muhka ce joyau absolu du musée Capodimonte à Naples, la « Flagellation du Christ » (1607-1608) dont le corps puissant et tordu contraste avec la crispation de ses bourreaux. Les tableaux religieux du Caravage sont débarrassés de toutes les scories anecdotiques et sont ramenés à des histoires d’hommes, à l'essence des sentiments, tout en restant profondément spirituels.

3. Human Mask
Pierre Huyghe a réalisé en 2014 une vidéo hallucinante : "Human Mask". Passionné par la question de notre sortie de l’animalité, il nourrit ses réflexions de celles du philosophe Agamben, qui estime que le conflit politique décisif, qui gouverne tout autre conflit, est celui entre l’animalité et l’humanité de l’homme. Huyghe est tombé par hasard sur une vidéo stupéfiante visible sur Youtube et intitulée "Fuku-chan Monkey in wig, mask, works Restaurant !". Dans un restaurant de Fukushima (avant la catastrophe), un grand singe domestiqué, habillé et masqué en femme, servait les clients. C’était l’attraction très glauque de ce bistrot.
Huyghe s’est emparé du sujet. Il a filmé Fukushima dévasté avec un drone et a "embauché" le singe pour l’habiller en belle fille au joli masque blanc, créant un hybride à la fois très séduisant et horrifiant, le mélange de l’homme et de l’animal bouleversant les spectateurs de cette vidéo.
4. Les sculpteurs méconnus
La mondialisation existait déjà au temps du baroque. La preuve avec deux sculpteurs géniaux et méconnus. D’abord, Johan Georg Pinsel (1707-1761) qui vécut en Galicie, l’Ukraine actuelle, et dont l’expo montre deux grands bois polychromes et dorés, d’une expressivité et d’une gestuelle très vives. Les sentiments, les pleurs, le drame y sont portés à leur extrême.
Quatre photos discrètes de Marcel Gautherot rappellent un autre grand sculpteur, brésilien cette fois, un Indien, l’Aleijadinho, « le petit estropié », en raison d'une infirmité dans ses membres (1730-1814). C’est à Congonhas dans le Minas Gerais qu’on peut découvrir son chef-d’oeuvre: les statues de pierre à savon des douze prophètes qui surmontent l'escalier de l'église Bom Jesus. Elles révèlent la force, l'énergie et la vérité de ses sculptures.

5. Le lion de Caracas
Le visiteur est accueilli à l’expo par une magnifique musique de requiem accompagnant le film de Javier Téllez, « El Léon de Caracas » (2002): quatre policiers portant comme il le ferait d’un cadavre, un grand lion empaillé (symbole de Caracas) dans les ruelles pauvres et pentues d’un « barrio » de la capitale vénézuélienne sous le regard goguenard de la population, image prémonitoire du désastre dans lequel s’est enfoncé le Vénézuela.
6. In Flanders Fields
Berlinde De Bruyckere montre trois grands chevaux empaillés, morts comme au champ de batailles. Une beauté souffrante mais apaisante, qui rappelle les limites de l’homme dans ses tentatives désespérées de se détacher de son destin charnel et mortel. Autour, une Marie-Madeleine noire de Marlène Dumas, et -surprenant » des « dates » d’On Kawara mais justifiés par la présence de dessins totalement méconnus d’On Kawara, « Thanatophanies », sur les victimes d’Hiroshima.
Sanguine/Bloedrood, Muhka, Anvers, jusqu’au 16 septembre