Deux expos pour percer le "mystère Martin Margiela"
A Paris, deux expos saluent le travail du talentueux et mystérieux créateur belge Martin Margiela. Une occasion de revenir sur une marque de mode belge historique, incarnée par un créateur au visage inconnu. Singulier, drôle et réfléchi.
Publié le 18-06-2018 à 20h14 - Mis à jour le 18-06-2018 à 20h15
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A Paris, deux expos saluent le travail du talentueux et mystérieux créateur belge Martin Margiela. Une occasion de revenir sur une marque de mode belge historique, incarnée par un créateur au visage inconnu. Singulier, drôle et réfléchi. Personne ne l’a jamais interviewé et l’homme a été bien peu souvent photographié - il y a fort longtemps. Et pourtant il est, sans doute, paradoxalement l’un des créateurs les plus cités de la mode contemporaine. Le génie de la mode. Le cerveau de la mode, lit-on. Il y a gros à parier que l’anonymat revendiqué de Martin Margiela a contribué à sa célébrité, mais sûrement pas que. Ce qu’il propose à la fin des années 80, où il apparaît sur le devant de la scène artistique de la mode est si neuf, et si inventif, qu’il surprend, étonne, et donne envie. Et le plus drôle dans tout cela, c’est que le créateur belge Martin Margiela ne cultive pas le mystère pour le plaisir, "d’ailleurs il n’est pas invisible", nous assure Alexandre Samson, curateur de l’exposition "Margiela/Galliera", mais, voilà, il ne communique pas.
Arrivé à la fin des années 80 dans le milieu de la mode qui est alors un monde de paillettes, de top-modèles mondialement connues, et de créateurs mégalos; à une époque aussi où le monde de la mode se confond peu à peu avec le monde de la finance et du vedettariat, Martin Margiela décide de faire tout l’inverse de cela. Ce qui l’intéresse, c’est le vêtement. Jamais il ne donnera d’interview, mais cela est-il nécessaire alors qu’il cherche à produire une mode à idées, faite pour surprendre mais surtout pour habiller ? Une mode sans provocation, bourrée de significations - ce qui a tout son sens pour cet ancien élève de la section mode de l’académie royale d’Anvers, amoureux de l’histoire du costume.
Traversons son monde des idées à travers quelques-uns de ses concepts phares.
L’anonymat comme signature
Margiela évacue la question du logo et du couturier star. Ce qui compte, c’est l’habit. Lors de son premier défilé en 1988, il invente une étiquette faite de quatre points de couture blancs, et c’est tout. On ne lit rien, on n’y voit rien, c’est l’invention du no logo. Dans ses défilés futurs, et toujours dans le souci de ne pas tomber dans le vedettariat, les mannequins défilent avec un voile, un masque ou une cagoule. On a aussi vu un défilé dans la nuit : c’est la poursuite des spots qui, durant le show, éclaire furtivement les looks. La question de l’anonymat est maintenue jusqu’au bout, puisqu’on ne connaît toujours pas les traits de cet homme. Et pourtant, il nous aurait fallu nous cacher dans le musée Galliera le jour où nous faisions la visite… Juste après nous, M. MM faisait le tour de l’expo avec sa maman : on aurait alors vu sa tête…
Réinventer le rapport au corps, à l’habit
Après avoir collecté plusieurs petits gants, il se demande que faire de tous ces p’tits gants qui n’ont plus de pair pour faire la paire ? Il choisit d’en faire un gilet ! Il fabrique un pull chaussette avec huit chaussettes de l’Armée du Salut… Dans le travail de M.MM réside la question fondamentale du geste artisanal - c’est pour cette raison qu’il s’entendra si bien avec l’esprit de la maison Hermès. Par ailleurs, et alors que désormais on voit partout de l’"oversize" [NdlR : des vêtements volontairement non seyants], on oublie vite que ce concept a été inventé par Margiela. Il s’amuse notamment à reproduire à échelle humaine les détails des vêtements de Barbie et de Ken - ce qui crée une mode presque caricaturale. Et dans l’exercice de poser le vêtement sur un corps, Margiela montre une grande habileté de tailleur, et réfléchit aussi à la question fondamentale du confort de l’habit. Il inventera notamment des pantalons dans lesquels la marque du genou est déjà faite, pour faciliter les mouvements de la marche.
Le défilé happening
Margiela pense que "quand on n’a pas d’argent il faut avoir des idées". Alors qu’à la fin des 80’s, les marques de mode défilent dans la très chic cour carrée du Louvre, lui choisit un terrain vague dans le XXe arrondissement de Paris. Sur place, les filles de Martin Margiela défilent alors que les enfants du quartier jouent à couper la route des mannequins, ou à s’accrocher à elles. Le défilé choque le public et les médias. Et, à la fois, tout le monde veut en être et passer le mur. Les riverains, eux, louent leur échelle aux journalistes de "Vogue" qui n’ont pas été invités, mais qui ne veulent pas en manquer une miette. Par la suite, chaque défilé de M.MM sera un happening. Par exemple, il propose deux défilés, un en noir, un autre en blanc, en même temps dans Paris. Le public de la mode n’a pas le don d’ubiquité, ce qui a le don de créer la frustration - en soulignant un effet de rareté de l’événement.
Le trompe-l’œil se moque du réel
Il y a dans l’œuvre de M.MM l’idée de surprendre. Et, parmi ses idées ludiques, il aura beaucoup développé la question du trompe-l’œil. Ce qui est vrai ou ne l’est pas. Il invente notamment un T-shirt avec des manches tatouage ou encore un vêtement avec de fausses marques de bronzage. Il s’amuse à reproduire sur ses pièces de vêtement la fameuse ligne du bas nylon, comme on pouvait la voir courir sur les mollets des filles dans les années 40. Enfin, il invente les bottes tabi [NdlR : une botte qui marque la séparation des orteils, comme une tong japonaise). Selon lui, la tabi synthétise l’idée du trompe-l’œil soit un pied nu posé sur une semelle à talon, produite dans toutes les couleurs possibles de la carnation.
"Au-delà de la théorie de l’homme sans visage, M.MM est extrêmement humain"
En compagnie d’Alexandre Samson, curateur de l’actuelle expo "Margiela/Galliera 1989-2009", on revient sur la perception de M.MM aux yeux du grand public.
Martin Margiela est-il un designer provocateur ?
Sûrement pas, d’abord parce qu’il n’a jamais fait de déclaration, parce qu’il s’est toujours tu. Et puis, ce n’est pas une mode politique (NdlR comme ont pu l’être des griffes comme Jean-Paul Gaultier qui défendait une nouvelle idée du genre et du sexe dans la mode, par exemple). Martin Margiela s’intéresse à toutes les femmes, qu’il aime bien et il les fait défiler : ce sont des femmes de tous les âges, il n’a pas un type de femme. En fait, au-delà de la théorie de l’homme sans visage, M. MM est extrêmement humain. Il réagit à son environnement, aux gens de son temps. Par exemple, pour un pull avec de grands trous et des manches asymétriques qu’aucun fabricant ne voulait réaliser, il a demandé à sa maman de le tricoter, ce en quoi elle s’exécute avec des manches à balai taillés par son père. Quand Margiela reçoit quarante commandes pour ce vêtement, la maman de Margiela appelle ses copines de Louvain à la rescousse, qui tricotent le curieux pull pour les acheteurs.
En proposant une mode si singulière, a-t-il connu un succès public dès le début de sa carrière ?
Margiela, ça séduit et ça révulse ! Il est alors l’héritier des Japonais conceptuels Rey Kawakubo et Yojhi Yamamoto qu’il a adorés, mais aussi de Gaultier. Dès le départ, il mélange l’extrême construction des Japonais au côté rock et 80’s de Jean-Paul Gaultier. On a souvent dit, en raccourci, que Margiela faisait une mode 'destroy', et pourtant, rien n’est hasard, tout est extrêmement construit. Là où il se démarque, c’est que, contrairement aux autres créateurs de mode qui essaient de réinventer la poudre d’une saison à l’autre, lui pense que, quand une idée est bonne, il faut la poursuivre jusqu’à ce qu’elle soit aboutie.
Pourquoi selon vous, a-t-il quitté le monde de la mode ?
Précisément, il avait l’impression d’être allé au bout de ses idées. Et le tout avait lieu dans un système (NdlR : le marché de la mode) devenu trop pesant pour lui, sorte de rouleau compresseur…
Pourquoi a-t-il accepté de faire ces expositions parisiennes, lui que l’on sait si discret ?
Il voulait faire le point ! Il a un peu l’impression que la mémoire de la mode se perd. Selon lui, c’est un devoir de mémoire et surtout le rôle du musée de rappeler le travail des artistes. Enfin, ça a du sens qu’il ait voulu faire son expo rétrospective à Galleria, c’est son musée : il le visitait dans les 80’s, il adore l’histoire du costume, et puis nous sommes le premier musée à lui avoir acheté des silhouettes, en ayant compris l’importance historique de ses collections.
Martin Margiela dans le rétro, 10 ans après son départ
1984
Après avoir étudié en section mode à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, il devient l’assistant du couturier français Jean-Paul Gaultier.
1988
Il a pris le temps de réfléchir avant de se lancer. Mais voilà qu’en octobre 88, il organise son premier défilé. Au Café de la Gare. Et dans la foulée, il fonde sa propre marque.
1998
Premier défilé de Martin Margiela pour Hermès. Sibylle Vincendon, journaliste à "Libération", ne mâche pas ses mots. Elle parle de "l’alliance du sellier centenaire qui habille la rombière" et "d’un créateur déjanté".
2003
Après douze collections audacieuses, Margiela cesse sa collaboration avec la maison Hermès. Au total, il sera parvenu à mouler les idées qui lui tiennent à cœur dans les codes d’une maison historique. Margiela prouve là encore la souplesse de son intelligence créative.
2008
Martin Margiela quitte l’univers de la mode discrètement, sans faire d’annonce. Sa griffe est rachetée par le groupe Diesel et se nomme désormais Maison Margiela. Son actuel directeur artistique est John Galliano. Elle perpétue, tant bien que mal, les idées forces de M.MM.