Manifesta à Palerme: la plus belle oeuvre est la ville
Publié le 25-06-2018 à 10h20 - Mis à jour le 26-06-2018 à 09h07
:focal(2011x1013:2021x1003)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/J3T65ZDHFBGKHEAQMZEN4MMLUA.jpg)
La Biennale d’art contemporain Manifesta est cette année à Palerme et c’est une très belle réussite.
A travers les palais abandonnés et rouverts, les églises et chapelles, les ruelles, le jardin botanique cher à Goethe, c’est une Palerme magnifique qui ressuscite.
Le long de l’autoroute menant de l’aéroport à Palerme, une stèle marque l’endroit où le 23 mai 1992 à 17h58, un détonateur était actionné depuis la colline et la voiture dujuge anti-mafia Giovanni Falcone était pulvérisée par une demi-tonne d’explosifs. Le 19 juillet, c’était au tour de l’autre grand juge anti-mafia, Paolo Borsellino d’être assassiné par une voiture piégée sur ordre de « Totto » Riina.
Aujourd’hui, sur tous les murs de la ville et à l’entrée de nombreux immeubles on trouve l’image des deux juges, icônes modernes, rappel incessant de ce traumatisme qui a tout changé à Palerme.
Depuis, la ville a réussi à faire largement reculer la Mafia même si elle résiste encore comme en témoigne le vol des 15 ordinateurs de la Biennale d’art Manifesta, un vol vu comme une « avertissement » de la Mafia.
Dans cette lutte pour une autre Sicile, nettoyée, moderne, ouverte, il y a un homme, Leoluca Orlando, le maire, 70 ans, réélu encore en 2016 avec 70 % des voix pour un troisième mandat. Certes, aujourd’hui, il serait menacé par la vague droitière de la Ligue, mais il incarne toujours cette volonté d’ouverture. Il avait proposé d’accueillir l’Aquarius et ses 629 migrants. Il veut faire de Palerme, une capitale de la tolérance et de la culture. Il rappelle qu’elle le fut dans toute son histoire, traversées par les flux: ville grecque, phénicienne, byzantine, arabe, normande, autrichienne, espagnole, italienne, etc. Avec des merveilles comme la chapelle Palatine ou un des plus beaux opéras du monde.
Grâce à lui, Palerme est cette année capitale européenne de la culture et accueille pour cinq mois la Biennale d’art contemporain Manifesta. Créée au lendemain de la chute du Mur, cette Biennale est itinérante et veut mettre en lumière des coins oubliés d’Europe. Elle était venue en 2012, en Belgique, à Genk.
La chaussette
Manifesta s’est installé au bord de mer dans le quartier de Kalsa un dédale de ruelles, de palais, d’églises, hérité de la Sicile fatimide du Xe siècle. C’est un bonheur de déambuler loin des touristes, dans ces rues en pleine rénovation, d’y découvrir aussi les restos à la cuisine aussi mélangée que la ville.
Manifesta a demandé à l'architecte Ippolito Pestellini du bureau OMA (Rem Koolhaas) de mener cette Biennale avec des architectes, des chercheurs, des plasticiens, des écrivains.
« Souvent une ville sert de réceptacle pour montrer l’art, ici on a retourné la chaussette et c’est l’art qui sert de révélateur à la ville. C’est Palerme l’oeuvre d’art », résume Tristan Boniver du bureau belge Rotor.
Le concept général de la Biennale est « le jardin planétaire », métaphore pour « cultiver la coexistence », à l’image du jardin botanique et ses 12000 espèces, avec ses baobabs, yuccas géants, papayers et sycomores. Goethe le visita à la recherche de l’« Urpflanze », la plante qui serait l’archétype de toute les autres.
Palerme est au centre de tous les flux : historiques, touristiques, migratoires (Lampedusa est à coté), militaires avec, tout proche, les antennes géantes liées à « Muos », le grand centre de surveillance par satellites de l’armée américaine.

La ville mafieuse réparée
Deux lieux « périphériques » sont emblématiques de la démarche.
Au nord de la ville, on monte au sommet du Pizzo Sella à 562 m au-dessus de la mer, vertigineux. Un site protégé, mais entre 1978 et 1983, la société de Michele Greco liée à la Mafia, commença à y construire un quartier huppé. La ville corrompue avait signé 3000 permis de bâtir en une nuit ! En 1997, tout fut arrêté, laissant les carcasses d’une ville fantôme. Le site est devenu parc naturel mais inaccessible, symbole pour toute l’Italie de ce passémafieux.
Tristan Boniver et Renaud Haelingen de Rotor ont repéré le site, et aidés de volontaires, ont réhabilité le chemin d’accès et transformé avec trois fois rien, une de ces maisons « squelettes » suspendue dans la montagne et le ciel, en un observatoire d’où on a la plus belle vue imaginable sur la ville et la Côte. Ils ont aussi dégagé un chemin de trekking au milieu des sangliers et des bruyères autour de la montagne, à pic au-dessus de la mer. Ils veulent qu’ainsi les Palermitains se réapproprient le site et effacent le traumatisme.
Les archives fossilisées
L’autre site symbolique est au coeur de Kalsa et ne s’est ouvert que quelques jours pour Manifesta. A l’étage d’un vieux bâtiment, on découvre la « Sala delle Capriate »appartenant aux Archives de la ville. Et on est soufflé par la beauté étrange, borgésienne, du lieu. Sur près de 70 m et 15 m de haut, envahissant aussi le plancher, 3 kms d’archives sont stockées, comme fossilisées, rongées par le temps et les bombardements de la guerre. Une salle qu’adorerait Schuiten pour y nicher ses univers. Le duo d’artistes milanais Masbebo y a placé sur un immense écran de leds, le film d’une marionnette, symbole de l’artiste lui-même manipulé.
Pour Nicolo Scalzo des archives de la ville, c’est un symbole de Palerme: « si on ouvre ces archives, on va les détruire tant elles sont fossilisées, mais si on ne les ouvre plus elles deviennent inutiles. C’est avec ce dilemme, dans ce paysage fragile que nous devons envisager le patrimoine de Palerme. »
Au Palazzo Constantino, Masbedo présente aussi sa « videomobile », camionnette aménagée avec laquelle, il a filmé les habitant de Palerme en lien avec les grands films du cinéma italien.
Manifesta 12, Palerme, jusqu’au 4 novembre, renseignement: m12.manifesta.org

Le Caravage volé
« Il y a plus de mille bâtiments abandonnés ou oubliés au coeur de Palerme, raconte Ippolito Pestellini, un des organisateurs de Manifesta. Nous avons invité 48 artistes en leur demandant de travailler avec la ville et ses habitants. » Cela a donné des processions contemporaines à l’image de celle de Sainte Rosalie jadis. Ou le projet de « monitoring » des citronniers de la ville protégés d’un grand voile vert.
Le plus beau pour le visiteur, ce sont les Palais ouverts pour Manifesta. Comme le Palazzo Butera, demeure d’un marquis en 1692, palais allongé au bord de mer. Il vient d’être repris par le grand collectionneur milanais Massimo Valsecchi qui le rénove totalement et y montrera début 2019 sa collection qui mêle des Richter et Warhol à l’art ancien. Pour Manifesta, un étage encore à restaurer a étéouvert où on découvre des œuvres évoquant les flux, le syncrétisme comme cette grande céramique de Maria Thereza Alves où se mêlent rappels brésiliens et palermitains. Ou la vidéo belle et sensuelle de la Hollandaise Melanie Bonajo où l’homme se fond dans la nature.
Montagne de sel
Dans la Palazzo Forcella De Seta, une folie néo-arabe du 19e siècle, la Hollandaise Patricia Kaersenhout a installéune « montagne » de sel dans laquelle chacun peut puiser, le sel des anciens esclaves qui se dissout dans l’eau comme, espéraient-ils, peut se dissoudre le malheur du passé. Kader Attia est là aussi pour évoquer la réparation et notre regard sur le Noir. Le vidéaste Turc Erkan Ozgen a filmé les femmes yézidies chassées par Daech.
Tous ces palais et églises sont merveilleux à découvrir comme l’Oratorio di San Lorenzo (1570) merveille baroque où se trouvait un Caravage, volé par la Mafia en 1969 et qu’on n’a jamais retrouvé. Un performeuse croate, Nora Turato y chante et crie chaque midi la voix des femmes de Palerme.
Manifesta comprend aussi un volumineux volet off, parmi lequel Berlinde De Bruyckere exposant dans la Chiesa di Santa Venera, la petite église superbe et inachevée d’une confrérie de Palerme. Elle y a accroché sur des panneaux de bois des couvertures usées mêlées à des écoulements de cire, formant une sculpture du manteau de Saint François d’Assise ou le rappel des couvertures distribuées aux migrants aujourd’hui.