Tout Bruegel, comme vous ne le verrez plus jamais
Publié le 01-10-2018 à 13h19 - Mis à jour le 06-02-2020 à 15h19
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Exposition exceptionnelle au Kunst Historisches Museum de Vienne avec, rassemblée, quasi toute l’oeuvre de Pieter Bruegel (1525-1569). Avec 30 tableaux sur les 40 qui restent, et 60 dessins et gravures, c’est « une exposition qui n’a lieu qu’une fois dans une vie ».
Si vous avez aimé la grande exposition Bosch de 2016 à ’s Hertogenbosch, vous adorerez celle que Vienne consacre à Pieter Bruegel l’Ancien pour les 450 ans de sa mort en 1569, à Bruxelles. Il était né vers 1525.
On y retrouve quasi toute l’oeuvre qui subsiste du maître: 30 peintures sur les 40 restant, 27 dessins et 33 estampes sur la centaine qui demeure. Le Kunst Historisches Museum parle d’une « exposition qui n’a lieu qu’une fois dans une vie ». Propos de marketing certes, mais cette fois, vrai. C’est sans doute la dernière fois qu’un tel ensemble peut être rassemblé car ces tableaux sur bois sont extraordinairement fragiles et les restaurateurs refusent souvent, à juste titre, qu’ils voyagent encore.
Pour réunir ces oeuvres, Vienne a travaillé six ans, dû négocier, échanger, réaliser des restaurations et études scientifiques des tableaux qu’il a fait venir de Madrid, d’Anvers, et d’ailleurs.

Le résultat est époustouflant. On a beau avoir déjà vu nombre de ces peintures, si souvent reproduites sur des boites à biscuits comme sur des posters, les voir réellement est une merveille. La vérité, le mystère et le génie de Bruegel, son talent de narrateur, de raconteur d’histoires, éclatent. On passerait des heures enfermé au musée, à regarder les détails comme les compositions d’ensemble.
Baudelaire écrivait en 1867, découvrant l’oeuvre du peintre: « Les cocasseries de Bruegel le Drôle donnent le vertige. Comment une intelligence humaine a-t-elle pu contenir tant de diableries et de merveilles, engendrer et décrire tant d’effrayantes absurdités? »
Apocalypse
Baudelaire faisait allusion aux tableaux « boschiens » de Bruegel mais l’oeuvre du peintre est bien plus variée et son mystère plus profond comme on le voit à Vienne.
L’exposition propose des premières excitantes: elle confronte pour la première fois, les deux Tour de Babel de Bruegel, celle de Vienne et celle, plus petite du Boijmans Van Beuningen de Rotterdam.
On y voit aussi, réunis, les deux grands tableaux apocalyptiques de Bruegel: Le Triomphe de la mort du Prado de Madrid avec ses centaines de squelettes grouillant partout et la Dulle Griet (Margot l’Enragée) du musée Mayer van den Bergh d’Anvers où une gigantesque Margot hallucinée fuit avec son butin dans un univers de saccages et de guerre. Ces deux tableaux étaient pour Bruegel une manière de témoigner des horreurs des guerres qui frappaient alors l’Europe et de la cupidité des hommes. On les admire tous les deux restaurés, avec, révélés, des nuances, des détails et des couleurs qu’on n’avait plus vus depuis Bruegel.
La peinture de Bruegel n’est jamais décorative: il représentait crûment l’absurdité de la vie, la stupidité des hommes, comme il les voyait autour de lui.
La douceur infinie
On peut admirer aussi, à l’opposé de ces scènes d’enfer, un ensemble des tableaux de neige d’une douceur infinie, où « le temps est suspendu » comme le dit Sabine van Sprang du musée des Beaux-Arts de de Bruxelles. Près du Paysage d’hiver avec patineurs prêté par Bruxelles, il y a le sublime Retour des chasseurs dans la neige, iconique chef d’oeuvre de Bruegel (qui retrouve sa place dans Les quatre saisons), et L’adoration des mages dans la neige de la collection Winterthur où le tableau -une première dans l’histoire de l’art- est envahi de neige tombante que Bruegel traite par des taches de blanc jetées comme un Pollock !
Ce sont trois moments de beauté pure et ouateuse, de sérénité, des tableaux qui servaient d’objet de méditation.
On peut découvrir encore, avec le cadre enlevé, les deux faces du tableau Le portement de croix de quoi constater la fragilité de ces chefs-d’oeuvre.
On peut constater aussi le talent de Bruegel à représenter sur les gravures les grands bateaux qu’il avait vus à Anvers et en Italie, aussi dans sa peinture Le combat naval dans la baie de Naples prêté par la Galleria Dora Pamphilj de Rome.
On devrait tout citer: Les deux singes venu de Berlin, Le combat de Carnaval et Carême et Jeux d’enfants de Vienne, les mystérieux apiculteurs, etc., etc.

Sans oublier les dessins, gravures et estampes. Bruegel était d’abord un formidable dessinateur. La moitié de sa carrière se déroula à Anvers de 1555 à 1563 où il travaillait surtout comme dessinateur pour l’éditeur d’estampes Jérôme Cock. Celui-ci lui commanda 80 dessins qui étaient ensuite gravés et vendus par milliers. Malgré la mort de Bosch 50 ans plus tôt, en 1516, la mode était encore à ses « monstres » et Bruegel s’en est inspiré au début mais il dessinait aussi des Grands paysages, les vices et vertus (on peut voir La prudence prêtée par le musée de Bruxelles), des bateaux, des scènes villageoises. Avant de se consacrer à ses peintures à partir de 1563 quand il déménagea à Bruxelles et s’y maria avec la fille de son maitre Pieter Coecke van Aelst.
Le paysage vu d’avion
Comme pour les plus grands peintres (Titien, Rubens, Rembrandt, etc.), l’oeuvre de Bruegel résiste à toute analyse simple.
Est-il un émule de Bosch ? S’il a peint des tableaux aussi « plein de diableries », il a peint bien d’autres choses et même ses œuvres boschiennes sont très différentes, plus ironiques, que celles de Bosch qui était animé par la conviction que le monde créé par Dieu était hanté et corrompu par le mal. Bruegel voyait plutôt ses tableaux comme des méditations sur la condition humaine et montrait l’homme de son temps ouvert à toutes les découvertes.
Bruegel, inventeur du paysage ? Alors que Joachim Patinier ou Giovanni Bellini montraient des paysages imaginaires ou en arrière-plan, chez Bruegel le paysage observé devient le vrai sujet, comme dans Les Mois. Dans le Retour des chasseurs, il est comme vu d’avion, panoramique. Chez Bruegel, l’homme n’est pas « à part », il fait partie du paysage, de la nature. Bruegel vivait à une époque de révolution philosophique et scientifique où l’homme se dégageait des croyances avec Vésale qui détaillait la physiologie de l’homme, Mercator cartographiait le monde, Plantin imposait l’imprimerie, Erasme inventait l’humanisme. Les tableaux de Bruegel sont des miroirs qu’il tend au monde. De son voyage à Rome en 1552 et 1553, il ne ramena pas un art italianisant mêlé d’Antiquité, mais bien la vision des paysages alpins rencontrés, des lacs et des bords de mer.

Est-il un peintre du petit peuple et des fêtes villageoises ? Non. Il vivait en ville et pas à la campagne et vendait ses tableaux aux riches collectionneurs à commencer par les Habsbourg, ce qui explique la présence de 12 Bruegel à Vienne. Mais Bruegel observait la vie rude des campagnes, les moeurs grossières, les jeux, la manière de survivre et en fit des sujets de peintures et de réflexion morale.
Bruegel a-t-il appuyé la fronde contre l’occupant espagnol ? Il a peint pour les deux camps, vendant à des réformés comme au puissant cardinal de Granvelle, archevêque de Malines et collectionneur. Bruegel était avant tout un observateur de son temps et les opinions alors évoluaient très vite.
Philippe et Mathilde
Bruegel est unique. Alors que la mode était à la beauté idéale venue des peintres italiens, il montrait les défauts, les peurs, les beautés fragiles des hommes ordinaires. Il faisait le portrait de l’humanité la plus humble, mêlée à la nature.
Le mystère Bruegel demeure et nous enchante toujours. On connaît très peu de sa vie et de ses idées. Il eut deux fils peintres qu’on appelle Brueghel, avec un « h ». Pieter Brueghel le jeune a surtout copié son père tandis que Jan, dit Brueghel de Velours, eut une oeuvre plus originale.

Un des commissaires de cette expo viennoise, spécialiste de Bruegel, est Manfred Sellinck, directeur du musée des Beaux-Arts d’Anvers qui a définitivement authentifié comme un Bruegel la Vue de Naples et qui a étudié la manière très moderne avec laquelle Bruegel combine la précision, le flou et la transparence pour mieux exprimer le sujet.
Ce « royal Bruegel » a été ouvert lundi soir en présence du Roi Philippe et de la reine Mathilde.
Bruegel, au Kunst Historisches Museum, à Vienne, jusqu’au 13 janvier. Il faut réserver un créneau horaire.
En savoir plus
A cette occasion, de nombreux livres sont édités, preuve de l’engouement pour Bruegel: le Fonds Mercator publie un passionnant Bruegel et l’hiver, Taschen édite un livre XXL (9 kg) où tous les détails de l’oeuvre sont repris quasi à l’identique, Hazan publie aussi un gros livre sur Pieter Bruegel et les visions du paysage. On peut aussi bien sûr, revoir à Bruxelles au musée des Beaux-Arts, les quatre grands tableaux de Bruegel qui n’ont pu faire le voyage. Un site insidebruegel.net permet de voir les moindres détails des tableaux par des zooms saisissants.