Du Caravage à l’enfer des Nazis, la vision du baroque par Luc Tuymans
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- Publié le 27-10-2018 à 13h13
- Mis à jour le 27-10-2018 à 13h44
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La plus belle exposition de cet été était à Anvers, « Sanguine », imaginée par le peintre Luc Tuymans, commissaire de cette expo sans y montrer ses propres tableaux. Il y confrontait les maîtres du Baroque à des artistes d’aujourd’hui pour redéfinir la notion de baroque et le rôle de l’art dans la société.
A Anvers, l’oeuvre pivot était sous un dôme, comme dans une nuit noire éclairée seulement par les phares de cinq voitures formant un cercle. On y voyait un groupe de personnages grandeur nature, qui empoignent et castrent un homme noir accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec une femme blanche. L’oeuvre saisissante d’Edward et Nancy Kienholz.
Aujourd’hui cette exposition est reprise à Milan à la magnifique Fondazione Prada, mais fortement augmentée (la surface a été triplée) avec de nombreuses oeuvres nouvelles.

Au centre, à la place de l’oeuvre des Kienholz, il y a maintenant le face-à-face entre deux « monuments du baroque »: d’abord le terrible tableau du Caravage prêté par la Galleria Borghese montrant David tenant la tête coupée de Goliath. Celui-ci nous fixe dans les yeux et a le visage du Caravage lui-même quand il suppliait le Pape de l’absoudre d’un meurtre commis. Une peinture de la stupeur.
60000 soldats nazis
On a là, la quintessence du baroque : le sang, la théâtralité, l’image, la force immédiate de l’expression. Luc Tuymans oppose à cela l’installation coup-de-poing des frères Jake et Dinos Chapman Fucking Hell, créée en 2008, puis détruite dans un incendie et refaite: un grand diorama en huit vitrines montrant l’enfer sur terre avec 60000 figurines de soldats nazis semant la mort, la torture, image boschienne de la la désolation suprême. Si on a le coeur bien accroché on peut rester longtemps à détailler ce paysage de l’horreur.
Avec ces deux oeuvres comme pôles, l’exposition montée par Luc Tuymans décline de stimulantes juxtapositions à travers l’histoire de l’art, sur trois grands espaces de la Fondazione Prada.
Tuymans veut renouveler notre vision du baroque qu’on assimile trop souvent à un courant historique ancien ou qu’on caricature en le qualifiant de rococo. Luc Tuymans y voit les prémisses de la modernité car ce fut un mouvement déjà mondial (mondialisé), un art aussi de propagande pour la Contre-Réforme que l’Eglise avait lancée contre les protestants. Il explique comment la cathédrale Saint-Pierre à Rome, par Le Bernin, le met mal à l’aise tant c’est un outil de propagande politico-religieuse. Le baroque montre déjà, dit-il, les recettes du populisme d’aujourd’hui et il pense comme le fit Walter Benjamin que l’art peut avoir une signification très politique.
Michaelina
Côté art ancien, il a pu amener à Milan un magnifique Jordaens, une superbe esquisse de Rubens avec la Déploration du Christ, un Brouwer, un autoportrait de Van Dijck, mais aussi Deux fillettes en Saintes Agnès et Dorothée, le plus beau tableau de Michaelina Wauthier, cette femme peintre baroque du XVIIe siècle redécouverte récemment par une exposition au Mas à Anvers.
Les liens sont évidents avec l’art contemporain quand Pierre Huyghe filme un singe habillé en femme à Fukushima et plus encore quand Marlène Dumas peint le visage d’une manifestante morte, à terre, le sang à la bouche. Une tête tragique qui renvoie au Caravage mais aussi au beau visage apaisé d’une fillette dont on ne sait si elle dort ou est morte, de Michaël Borremans (Sleeper).

On retrouve les grands chevaux morts de Berlinde De Bruyckere, évidement baroques, les grandes têtes coupées en deux de Mark Manders comme en terre, mais en réalité en bronze peint et les visages de grands brûlés d’Hiroshima dessinés par On Kawara.
Tuymans a ajouté trois tableaux de Kerry James Marshall, la nouvelle star américaine noire, mais aussi un immense tableau de Thierry De Cordier, monochrome noir d’apparence, mais qui laisse deviner une Croix vide surmontée du panneau Nada, rien, ou encore cette vidéo de Diego Marcon ne laissant voir qu’une suite d’images fugitives surgissant du noir avec un bruit de détonation.
La tour de Koolhaas
L’exposition est une bonne occasion pour visiter la Fondazione Prada qui vient de s’agrandir d’une tour construite par Rem Koolhaas.
Déjà à l’ouverture du lieu en 2015, ce qui frappait d’emblée c’était l’architecture de Koolhaas. La Fondation s’était installée dans une ancienne distillerie de 1910, au Largo Isarco, au sud de Milan. Les anciens bâtiments d’origine (bureaux, labos, entrepôts) ont été conservés par Rem Koolhaas qui y a ajouté une tour et un cinéma-auditorium.
Ce sont dix bâtiments, réaménagés ou totalement neufs, pour une surface utile de 19 000 m2. Une petite "tour" avait déjà été totalement recouverte à la feuille d’or. Le "Podium" où se tiennent les grandes expos temporaires comme celle de Luc Tuymans, est entièrement recouvert d’aluminium traité comme une mousse métallique.
Escaliers, fenêtres, revêtements internes : tout est finement pensé par l’architecte hollandais.
En avril dernier, il achevait le travail sur le site avec cette tour de neuf étages qui apparaît comme tenue par un énorme contrefort en biais. De là-haut, sur la terrasse panoramique, comme de tous les étages de la tour, la vue sur Milan est unique.
En plus des oeuvres d’art disséminées partout dans ce « village », la tour propose des oeuvres monumentales sous l’intitulé Atlas. De Mona Hatoum, des installations évoquant la guerre au Liban avec des meubles calcinés dont les cendres gardent les formes d’antan ou un tapis dont les fils sont des milliers d’épingles dressées. De Walter De Maria, trois Chevrolet Bel Air rouges, rutilantes, des années 60 mais traversées de pieux comme des flèches de Saint Sébastien. De Damien Hirst, une série sur les mouches mortes, comme vanités contemporaines. De Koons, un bouquet de tulipes comme il se retrouvera à Paris. Et de Carsten Höller, des champignons géants et vénéneux tournant au-dessus de nos têtes: oui, l’art peut être dangereux et ne pas laisser intact.
Sanguine, Fondazione Prada, à Milan jusqu’au 25 février, fermé le mardi