Des femmes d’art, au discours plus rebelle
Publié le 17-01-2019 à 15h59 - Mis à jour le 22-01-2020 à 14h37
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Deuxième volet de notre dossier sur l’art contemporain et les femmes. À la rencontre de deux femmes inscrites dans le monde de l’art, et dans les murs de la collection Maramotti. Une artiste qui expose, Phoebe, et une collectionneuse, qui la regarde, Béatrice.
Octobre 2018, vernissage de l’expo Fields de l’artiste peintre britannique Phoebe Unwin, dans les murs de la collection Maramotti. Nous sommes là pour étudier le riche fonds artistique d’Achille Maramotti sous l’angle du genre (cf. LLB du 31/12/2018). Notre idée : regarder l’art à travers l’œil des femmes artistes, et des femmes dans l’art.
C’est aussi l’occasion de rencontrer Béatrice Taevernier, présente, comme nous, en ces lieux pour contempler de l’art. Béatrice Taevernier est ici accompagnée des Arts Lovers, des joyeux drilles belges, sympathiques et musicaux, qui sont, en fait, de grands collectionneurs du Plat Pays. C’est à l’initiative de Béatrice Taervernier qu’ils se sont fédérés en groupe d’amis collectionneurs. "J’ai toujours aimé composer des groupes, de lecture, d’œnologie, et puis, en 2006, j’ai créé ce groupe autour de l’art, pour partager, en toute amitié", nous raconte l’intéressée, une fois qu’on l’a extraite de la fièvre du vernissage où elle est happée, et ci et là, par son cercle d’amis, pour un éclairage, un avis, sur le travail de Phoebe Unwin.
Un lien entre l’œuvre et le collectionneur
Car Béatrice n’est pas seulement amatrice d’art, elle est une professionnelle du secteur. Elle est en effet l’ambassadrice des collectionneurs Benelux pour la foire d’art, Art Basel, mais aussi repsonsable du programme vip de la Brafa de Bruxelles. Et désormais à l’abri des bruits qui tintent du champagne de la fête, et des commentaires sur les toiles peintes en grand de Phoebe Unwin, Béatrice Taevernier prend le temps de nous raconter son parcours. Et son drôle de métier. "En 2015 j’étais magistrate, spécialiste de la fraude financière, j’ai fait un gros procès sur la corruption dans la Régie des bâtiments. J’avais 50 ans, je me suis dit : je peux faire autre chose. Je suis bonne dans le fait de faire se rencontrer les gens. Et mon job actuel, c’est cela : créer du lien entre les gens, de Miami à Hong Kong, pour Art Basel."
Une profession qui lui permet de revenir aussi à des amours bien réelles, car Béatrice T. n’est pas simplement une professionnelle du marché de l’art, elle se nourrit de l’art. "Dès que j’ai de l’argent, je le mets dans une œuvre." Une fondue d’art, véritablement, et il n’y a pas qu’elle qui l’avoue. "Mes enfants m’ont parfois dit : ‘ Maman, arrête de bourrer la maison avec des œuvres d’art’ , même si désormais, plus grands, ils apprécient mieux (le décor NdlR)."
Béatrice Taevernier est tombée dans la marmite bouillonnante de l’art quand elle était petite. "J’avais un grand-père collectionneur d’Ensor. Chez lui, la maison était pleine. Et toute cette passion l’habitait… Mes parents ont gardé la collection." Une aubaine pour cette collectionneuse des premières heures. "Toute petite, je collectionnais. Les timbres, les carafes à vin…" La collection est un trait de caractère, voire une obsession. Voyez plutôt : sa sœur, experte en art, n’a pas cet appétit. "Moi je ne peux pas m’empêcher" : de chercher des pièces à collectionner, vous l’aurez saisi… On entend, dans sa voix, la nécessité, presque vitale, de vivre entourée des artistes et de leurs émotions (cf. aussi notre photo : le collier d’Othoniel n’est pas la seule pièce d’art à remplir sa maison).
Des femmes de chaque côté du marché
Désormais assise, en toute simplicité, sur les marches de la fontaine de Reggio Emilia, les genoux entourés de ses bras, dans une posture de jeune fille, Béatrice Taevernier répond à nos questionnements sur le rapport entre les femmes et l’art contemporain - puisqu’elle est au cœur du milieu.
"Je crois que ces dernières années, le marché de l’art a terriblement changé et beaucoup d’expositions sont dédiées à des femmes, jusque-là négligées. Je pense à Joan Mitchell (actuellement exposée par le fonds Leclercq, en Bretagne), à Niky de Saint-Phalle (qui a connu une belle rétrospective au BAM à Mons fin 2018, NdlR). Ces femmes ont cependant émergé tardivement. Regardez la Roumaine Geta Bratescu", découverte à la Biennale de Venise en 2017, et décédée l’an passé à 92 ans. "O n dit que c’est un milieu machiste, et les femmes ont beaucoup souffert d’évoluer dans ce milieu. Elles ont souvent dû, d’ailleurs, faire preuve d’un discours artistique plus rebelle, comme Anna Eva Bergman ou la femme de Pollock."
"Néanmoins, l es choses ont changé. De manière à la fois fondamentale et artificielle." Artificielle à cause du scandale #MeToo, et ce qu’il a créé comme obligation de refaire un point sur la parité ? "Cela correspond plutôt au marché qui pousse les artistes du genre ou de la minorité. Il y a, également, un mouvement de reconnaissance de l’artisanat, et les femmes artistes sont fortes là-dedans. La rétrospective d’Anni Albers à la Tate correspond à cette mouvance. J’ajouterais qu’on réalise que ces femmes sont de bonnes artistes. Pas encore (re)connues, leur nom permet d’ouvrir un nouveau marché, et cela joue évidemment."
"Quand j’achète, je suis dans l’émotion"
Béatrice, elle, ne manque pas de saluer les femmes artistes dans ce qu’elle aime et possède. "J’ai la moitié de femmes dans ma petite collection" ; un ratio rare, si on considère les formes inégalitaires de la représentation des femmes artistes sur le marché (cf. épinglé chiffré).
"Les artistes féminines ont souvent un côté émotionnel, et j’avoue que, quand j’achète, je suis dans l’émotion." D’ailleurs, elle nous avoue convoiter - pour sa prochaine acquisition peut-être ? - le travail de Marina Abramovic. "Je pense à ce travail photo, très fort, sur des lamentations… Selon moi, les femmes artistes sont capables de se placer dans des situations de violence. Cette notion de douleur revient souvent chez les femmes. Regardez Louise Bourgeois, Sophie Calle. Les femmes ne font pas la même chose que les hommes sur la place de l’art." Elles parviennent, aussi, à dépasser leur genre. L’on repense à Rose-Marie Trockel, exposée par Maramotti qui, dans ses œuvres, se moque de l’endroit où les hommes de sa génération ont cru la cantonner, c’est-à-dire la cuisine et le foyer.
Béatrice Taevernier soulève, cependant, quelque chose qu’elle observe dans son métier : "Il y a très peu de femmes réellement collectionneuses, et c’est pour une question de moyens. Dans les 219 collectionneurs les plus importants en Belgique, j’ai recensé 42 femmes seules, 26 couples et 151 hommes seuls. Ou bien les collectionneuses viennent d’une famille aisée et/ou collectionneuse, ou bien ce sont des couples collectionneurs que je rencontre. La femme, quelque part, gagne toujours nettement moins, à notre époque."Et le pouvoir financier est une donnée éminemment liée à la possibilité de collectionner.
Phoebe Unwin: "Je suis entourée par des femmes puissantes dans l'art"
Lors du vernissage de son expo, l’artiste britannique de 40 ans, exposée à la collection Maramotti, jouait le jeu des questions et réponses à propos de l’art contemporain. Art politique ? Art féminin ? Art féministe ?
Pensez-vous que votre travail artistique ait un sens politique ?
Dans une certaine mesure oui, car tout dépend du contexte, comme vous le savez. Mes valeurs personnelles sont dans ce que je fais, car il y a toujours une intimité dans la peinture, mais je ne dirais pas que je fais un art politique. Je n’appose pas un message sur ce que je fais.
Regarder l’art à travers le genre est une question pertinente ?
Selon moi, ce qui compte, c’est que les artistes aient l’occasion d’explorer librement la complexité de leur identité artistique, mais pas seulement la question du genre. En ce moment la question du genre est présente mais, comme je le disais, c’est surtout une question de contexte. Quand je fabrique mes toiles, néanmoins, je pense comme un peintre et pas comme une femme peintre. Quand je regarde les autres travaux de peintres, ce que je regarde c’est la capacité d’accès à leur travail, la manière dont ils atteignent nos esprits de spectateurs. Je pense que le genre des artistes et l’endroit ou ils vivent est transcendé par la vision qu’ils proposent.
Rencontrez-vous des difficultés en tant que femme artiste ?
Peindre est difficile et merveilleux, et c’est ce dans quoi je suis engagée. Mais je ne veux pas sous-estimer le travail politique que certains ont fait pour donner des opportunités aux femmes, et c’est un processus en cours. Les opportunités que j’ai en tant qu’artiste sont liées à mon époque, et à l’endroit où je suis. Il y a, évidemment, encore à faire dans ce processus mais, de mon point de vue, je suis concentrée sur mon travail en tant que peintre et non en tant que femme. Notez que ma galeriste, aussi, est une femme. Je suis entourée par des femmes puissantes dans l’art. Ce n’est pas que cette question (du genre dans l’art, NdlR) ne compte pas pour moi, mais, car d’autres y ont travaillé avant moi, je peux me concentrer sur autre chose.
Field, une expo de Phoebe Unwin, jusqu’au 10 mars, à la collection Maramotti, Reggio Emilia, Italie. Infos : www.collezionemaramotti.org