Matera, la stupéfiante, ville de la honte devenue capitale culturelle
Publié le 06-03-2019 à 10h16 - Mis à jour le 06-03-2019 à 10h47
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Matera, ville troglodyte du sud de l’Italie, vieille de 8000 ans, est restée comme un décor biblique. Au lendemain de la guerre, elle était « la honte nationale », la voilà aujourd’hui, merveilleuse, et capitale culturelle européenne 2019.
Dans le talon de l’Italie, la Basilicate est une région oubliée de autorités et des touristes. Même les mafias la négligent y dit-on, car trop pauvre pour leurs juteux trafics. Elle recèle pourtant un inestimable trésor: Matera.
Au milieu d’une campagne pelée, accrochés aux parois du profond ravin creusé par le torrent de la Gravina, on découvre les sassi (qui signifie « pierres »), comme un décor pétrifié par les siècles, de maisons taillées dans le tuf et enchevêtrées, de lacis de ruelles étroites dans lesquelles on se perd. Il faut sans cesse monter ou descendre, les chemins servent souvent de toits à d’autres maisons (sur mon podomètre, je lis qu’on monte en une journée l’équivalent de 50 étages).
Brusquement, on peut découvrir une des 150 églises de la ville, petites églises rupestres avec des reste de fresques du Xe siècle, comme Santa Maria d’Idris dans son rocher saillant. Au détour d’un escalier, un panorama à couper le souffle. Dans ces maisons devenues souvent des B&B ou des hôtels de luxe où on loge dans des grottes, on peut s’enfoncer dans la colline, dans un lacis de caves et de citernes. Certains y ont ajouté de belles oeuvres contemporains crées in situ (expo Matera Alberga).
La Sasso Barisano est au nord, le Sasso Caveoso est au sud, côte à côte, juchés sur leurs promontoires rocheux. De l’autre côté du ravin, on a une vue magnifique sur toute la ville ancienne.
L’Enfer de Dante
Depuis 8000 ans, le site est habité avec des maisons creusées dans le tuf, cette pierre volcanique tendre.
Matera est une des premières villes humaines. Elle servit de refuge aux moines byzantins fuyant les Sarrasins.
Matera et ses 22000 habitants d’alors furent redécouverts dans les années 30 par l’écrivain Carlo Levi qui avait été exilé dans ce Sud profond par Mussolini. Il y a vu, disait-il, « une incarnation de l’Enfer de Dante » (lire ci-contre), « une terre sans consolation ni douceur où le paysan vit sa vie immobile sur un sol aride en face de la mort. »

Cette sous-humanité rongée par la malaria survivait à peine dans ces grottes insalubres. Il l’écrit en 1945 dans son récit, devenu ensuite film, Le Christ s’est arrêté à Eboli, Jésus n’a pas été jusqu’à Matera !
La presse italienne qualifie alors Matera de « honte de l’Italie », « vergogna nazionale », et en 1952, le gouvernement ordonne de vider les sassi et de reloger les 22000 habitants dans des quartiers neufs.
Abandonnée, lapidée, la ville de pierre a failli disparaître. Mais les cinéastes y ont découvert un formidable décor. De Pasolini qui y a tourné L’Evangile selon Saint Mathieu en 1964 à Mel Gibson qui l’a choisi pour sa Passion du Christ en 2003, ce chaos digne d’une Jérusalem mythique a inspiré plus de 20 films.
En 1993, les sassi sont inscrits au Patrimoine mondial par l’Unesco. Avec l’aide financière des autorités, les maisons sont peu à peu réhabilitées, devenues chambres d’hôte, restos, petits magasins. Et cette année, Matera a été choisie (avec Plovdiv en Bulgarie) capitale culturelle européenne.
L’implication des habitants
Matera a remporté ce titre face à des villes a priori bien plus riches en culture comme Lecce, Sienne et Ravenne. « Ce qui a fait la différence, nous explique Ariane Bieou, Française habitant l’Italie, directrice culturelle de Matera 2019, est l’implication de ses 60000 habitants. » On l’a constaté dès la fête d’ouverture et avec les files qui se pressent à chaque événement comme actuellement pour un cycle de cirque contemporain (une nouveauté pour le Sud de l’Italie).

Chaque visiteur peut acquérir pour 19 euros un passeport qui lui ouvre pendant un an toutes les manifestations de Matera. Chacun devient ainsi citoyen de la ville (beau geste d’ouverture dans une Italie qui ailleurs se referme). En échange, le visiteur est invité, s’il le veut, à laisser à Matera, un livre ou un objet.
Le budget de Matera 2019 est de 48 millions d’euros (70,5 millions pour Mons 2015). « Que ce soit pour le cirque ou pour des spectacles expérimentaux, le public s’enthousiasme pour tout, c’est une terre culturelle vierge. »
Mais Ariane Bieou souligne aussi que Matera reste « un éco-système très fragile. » Longtemps oubliée et miséreuse il ne faudrait que Matera étouffe sous les touristes et la pression commerciale. « Son isolement lui a permis de garder son authenticité mais l’a aussi éloignée de la modernité. »
Matera 2019 veut promouvoir « ses » valeurs de « participation citoyenne, de passion, de fragilité, de contemplation ». Des valeurs du Sud comme l’injonction reprise à Matera de « Festina Lente, hâte-toi lentement. »
Pour les arts vivants, Matera 2019 est parti des propositions des créateurs de Matera, les aidant à trouver des partenaires européens. Chacun a reçu 2019 euros pour cette recherche. 30 projets ont été choisis et ont été ensuite appuyés financièrement par Matera 2019.
Parmi ceux-ci, Milo Rau, le metteur en scène que tout le monde s’arrache, le directeur du NT Gent. Après Pasolini, il va tourner à Matera un film/documentaire/débats sur le « nouveau mythe de la figure de Jésus ». Le casting est réalisé dans un centre local de réfugiés. Jérôme Bel créera un spectacle de danse avec des communautés albanaises installées dans des villages abandonnés. La première création a été jouée dans la prison de Matera autour de la poésie de la honte, ce sentiment qui continue à habiter les gens âgés de Matera.
La ville comme scène d’opéra
Plusieurs moments spectaculaires sont programmés: autour du 20 juillet, pour l’anniversaire du premier homme sur lune, concert de Brian Eno, The Apollo soundtracks. La Fura des Baus viendra jouer La Bella vergogna (encore la honte). Plus de 500 figurants participeront aussi dans les ruelles des sassi et puis à Ravenne, à la représentation du Purgatoire, de la Divine comédie de Dante.
Du 2 au 9 août, dans une expérience unique, ce seront toutes les ruelles des sassi qui serviront de décor à l’opéra Cavalleria Rusticana, mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti et l’Opéra de Naples. Dans cet amphithéâtre que sont les sassi, les spectateurs seront assis sur les murets, les escaliers et les toits. Des systèmes audio et vidéo permettront à chacun de suivre cet opera au coeur de la ville.
Matera veut que l’esprit de cette année persiste. Une salle de 500 places a été construite au milieu d’une carrière, la Cave del Sole. Des projets pérennes ont été mis en place: une école de design de l’espace public et un vaste projet sur les archives de Matera, ses légendes, sa magie, ses musiques.

Quatre expositions principales sont proposées cette année: Ars Excavandi, plus scientifique, sur les habitations troglodytes dans l’histoire, une expo sur l’art de la Renaissance vu du Sud, une autre sur les nombres premiers et Pythagore et une expo sur la question de l’anthropocène montée par l’artiste Armin Linke.
La préservation de la beauté magique de Matera sera un enjeu délicat. Déjà en mars, la foule se presse les jours de congé. A Pâques et en été, on attend encore davantage de visiteurs. Déjà, la ville a cédé aux marchands du temple en concédant dans la ville baroque, une expo de vilaines sculptures tirées de Dali. Alors que Matera 2019 veut au contraire, préserver ces valeurs du Sud, comme la culture du pain partagé et collectif, qui sera aussi au centre du programme.
Chaque soir des week-ends, comme partout au Sud, toute la ville défile sur le Corso, juste à côté des sassi. Quand on y pénètre à nouveau, à la nuit tombée, on retrouve le calme, la Palestine de nos livres d’images, la magie d’un temps éternel.
Le Christ s’est arrêté à Eboli
Carlo Levi, écrivain et peintre antifasciste exilé dans la Basilicate en 1935 et 1936, y découvrit Matera qu’il décrit ainsi en 1945 dans Le Christ s’est arrêté à Eboli:
« C’est ainsi qu’à l’école nous nous représentions l’Enfer de Dante. Ce sont des grottes creusées dans la paroi d’argile durcie du ravin. Dans ces trous sombres, entre les murs de terre, je voyais les lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n’a en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants, et bêtes. Des enfants, il y en avait un nombre infini. Dans cette chaleur, au milieu des mouches et de la poussière, il en surgissait de partout complètement nus ou en guenilles. J’ai vu dans ces grottes sombres et puantes, des enfants couchés par terre, sous des couvertures en lambeaux, qui claquaient des dents, en proie à la fièvre. »
Carlo Levi qui était aussi peintre en a fait une grande fresque qu’on peut découvrir à Matera, au Palazzo Lanfranchi.
PRATIQUE:
Quoi: Matera 2019 Open future. Deux jours pour bien visiter les sassi.
Y aller: l’avion jusqu’à Bari et là, prendre le train, le bus régulier ou le taxi pour les 65 km jusqu’à Matera. Profitez-en pour visiter Bari, injustement méconnue.
Rens.: matera-basilicata2019.it