Hagard, sanglant, il nous regarde et les larmes coulent
A Bruges, une exposition montre les oeuvres hyperréalistes, de dévotion, des sculpteurs espagnols du Siècle d’Or.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dbef88af-a777-4e76-9966-40b1fd6e9729.png)
Publié le 09-03-2019 à 09h35 - Mis à jour le 10-03-2019 à 13h14
:focal(744.5x379.5:754.5x369.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/QBHJ4XWKDVDWTPTUIVDZIJR6AA.jpg)
A Bruges, une exposition montre les oeuvres hyperréalistes, de dévotion, des sculpteurs espagnols du Siècle d’Or.
Trois cent cinquante ans avant les sculptures hyperréalistes de Duane Hanson et Ron Mueck, de grands sculpteurs réalisaient déjà des figures plus vraies que nature de saints ou de Jésus, dans le Siècle d’Or espagnol.
En pleine Contre-Réforme, quand l’Eglise après le concile de Trente, voulait reconquérir ses fidèles tentés de passer au protestantisme, ces sculpteurs leur donnaient des objets de dévotion, surtout pour les églises et couvents: saints en extase, Christ de douleurs, Vierge en majesté ou dans le malheur. En 1724, Antonio Palimono, écrivait: "Je fus à tel point bouleversé par cette sculpture du Christ portant une croix qu’il me semblait que ce serait manquer de respect que de ne pas m’agenouiller pour la regarder, car elle paraissait tellement vraie comme si le Christ en personne se présentait devant moi."
Souvent doloriste, mettant en lumière les souffrances des saints, de la Vierge et du Christ, ces oeuvres du Baroque se retrouvent dans les églises et couvents où les religieuses cloîtrées vivaient une union mystique avec ces tableaux et sculptures au point, dit-on, de manger une hostie qui avait été insérée dans la plaie ouverte d’un Christ sculpté.
On retrouve cet esprit dans les grandes processions de la Semaine Sainte à Séville, Grenade ou Valladolid, lorsque ces statues sortent des églises, portées sur les épaules des pénitents coiffés de chapeaux pointus.
Cet art spectaculaire d’hyperréalisme a été remis en lumière en 2010 à la National Gallery de Londres, par l’expo The sacred made real. Une expo plus réduite, mais tout aussi étonnante, s’ouvre au bel Hôpital Saint-Jean de Bruges, avec une dizaine de ces sculptures et une vingtaine de tableaux des grands peintres Zurbaran, Murillo, Cano. Des oeuvres venant pour l’essentiel de la collection de Marnix Neerman en dépôt au musée national du Luxembourg.
Une expo qui témoigne des liens qu’entretenaient alors l’Espagne et Bruges. Les Espagnols étaient nombreux à Bruges, surtout dans le commerce de la laine mérinos venue d’Espagne.

Pedro de Mena
Pedro de Mena (né à Grenade en 1628, mort à Malaga en 1628) fut le plus grand de ces sculpteurs. On peut admirer à Bruges, Saint-François tenant la Croix, San Pedro de Alcantara qui restait une semaine sans manger, des bustes de la Vierge en pleurs et de Jésus, le regard hagard, le sang coulant sur son visage, les épines plantées sur le front, des bambins dodus qu’aimaient les nonnes (Jésus enfant), une Immaculée conception.
Des sculptures en bois si finement peintes qu’on croirait que le manteau des franciscains est bien en bure et que la corde qui le ceint est réelle. Tout est illusion parfaite: les yeux sont en verre, comme les larmes de Marie, les ongles sont en corne, les cils et sourcils, en cheveux, les dents sont en ivoire et le sang est une résine rouge.
Le visage de San Pedro avec ses rides et ses cicatrices est criant de vérité comme la tristesse de la Vierge sous son manteau bleu.
Pedro de Mena incarnait ce courant si bien qu’il fut chargé par l’Inquisition de surveiller la stricte observance des images diffusées.
L’exposition présente aussi de beaux tableaux de Murillo, Alonso Cano (le maître de Pedro de Mena), d’Enrique Trozo, d’origine flamande et de Zurbaran à qui les couvents et monastères passèrent commande de cycles avec apparitions de la Vierge et visions de saints en extase. Chez Zurbaran, tout est dans l’équilibre des couleurs, les ombres, l’atmosphère. Son Saint Sébastien a une douceur émouvante. Recevant peu de commandes de la Cour, il se tourna vers des peintures sur "la mystique du quotidien".
Derrière ces tableaux, se nichaient alors des querelles théologiques: il fallait vanter l’Immaculée conception de la Vierge (née sans le péché originel) ou imaginer la Crucifixion. On voit à l’expo une Crucifixion quadriclave, avec quatre clous, les deux pieds posés sur un bloc de bois appelé suppedaneum, ou une triclave, à trois clous, un seul clou planté sur les pieds croisés, sans support.
Pour ces artistes, "voir c’est croire déjà."

>>> De Mena, Murillo, Zurbaran, Sint-Janshospitaal, Bruges, jusqu’au 6 octobre