"La restauration, ce n’est pas une usine à saucisson"
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Publié le 18-03-2019 à 15h52
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Quels sont les enjeux de la restauration patrimoniale à notre époque ? Selon quelle philosophie redonne-t-on vie à un monument classé ? La restauration est-elle affaire de mode ? On a questionné l’architecte français Michel Goutal, dont c’est le travail. Entretien Aurore Vaucelle Àl’occasion de la réouverture de Boucheron, joaillier parisien de la place Vendôme, nous nous étions penchés sur l’exercice de restauration qui avait eu lieu dans le bâtiment historique qui abrite le joaillier : l’hôtel de Nocé. Un éclairage architectural en compagnie de Michel Goutal, architecte en chef des monuments historiques et homme de la restauration en question. "La restauration en France de monuments historiques classés doit être laissée aux soins d’un architecte en chef des monuments historiques. C’est un titre un peu pompeux, ce ‘en chef’ . Surtout, cela ne veut pas dire que je suis responsable de tous les monuments historiques en France . C’est un titre donné à une quarantaine d’architectes, qui ont la gestion des ministères, du Louvre notamment, ou encore des cathédrales car, avec la séparation de l’ É glise et de l’ É tat en France, l’État est en gestion des cathédrale s."
Pour ce qui le concerne, Michel Goutal a, sous son escarcelle, tous les monuments du département de la Gironde, dont le phare de Cordouan, pour lequel il a un petit faible. "Ce phare date d’Henri IV et est décoré comme un temple", dit-il avec un vibrato dans la voix. Il est aussi l’architecte en chef responsable du Louvre et des demeures présidentielles. Et parce que, sans doute, il avait peur de s’ennuyer, en tant qu’architecte privé, il est intervenu dans la restauration de l’hôtel de Nocé.
La restauration d’un hôtel particulier
Quel a été votre rôle dans la restauration de l’hôtel de Nocé, à la demande de la maison joaillière Boucheron ?
Les façades sur la place Vendôme sont classées, et notre intervention fut faible sur façade. Cependant, à l’origine, sur la place Vendôme, il y avait un autre modèle pour les travées du rez-de-chaussée. Il n’était pas question de revenir à l’état des façades du XVIIe siècle, mais on est revenu à celui de la boutique telle qu’elle était en 1893, car les façades des boutiques étaient classées. En revanche, tout l’intérieur a changé. Après avoir été longtemps un immeuble de rapport, Kering (le groupe de luxe qui possède Boucheron, NdlR) a racheté la totalité du bâtiment pour lui redonner son caractère d’hôtel particulier. Grandes voussures et lambris, escalier d’origine rénové, rétablissements des dispositions pour revenir à l’esprit d’origine, etc.
Lorsqu’on restaure un monument historique, peut-on se permettre d’inventer des éléments qui n’appartenaient pas au patrimoine d’origine ?
Je peux vous répondre que le jardin d’hiver (à l’arrière de l’hôtel de Nocé, NdlR) est une pure création. Ce nouvel élément architectural était-il dans l’esprit de la restauration d’un bâtiment de 1893 ? Cela a été un vrai sujet. Boucheron voulait quelque chose de moderne. Alors, certes, il y a des décors qu’on a redécouverts et donc restaurés, mais, pour ce jardin d’hiver qui n’existait pas avant, on a cherché à reproduire une ambiance, tout en l’exprimant de façon contemporaine, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. L’idée n’était pas de singer le XIXe siècle. On ne pourra jamais faire du XIXe qui ressemble à du XIXe à notre époque, parce qu’avec les contraintes techniques sur les fers et verres, les verrières d’aujourd’hui ne seront jamais les verrières XIXe siècle.
La restauration de cet hôtel, qui abrite une maison joaillière, met-elle en lumière de nouveaux liens entre luxe et patrimoine ?
Il y a trente ans, une maison de luxe n’aurait pas restauré à partir de bribes, mais aurait construit quelque chose d’ultra contemporain. Mais voilà, le "contemporain", en termes d’architecture, passe très vite et devient une sorte d’événementiel. Dès que votre voisin fait un truc fou, le vôtre, à côté, s’éteint. En revanche, si cherchez à retrouver l’esprit 1720 dans une boutique de 1893, le voisin ne peut pas faire la même chose.
Il est notable que, depuis une dizaine d’années, les maisons de luxe se sont intéressées au patrimoine, pour son côté unique et durable. C’est ainsi que la maison Boucheron a choisi de restaurer un hôtel particulier dans lequel elle allait vendre des bijoux. C’est l’esprit de la maison qui a été restauré… Mais, vous savez, si on me demandait de faire une piscine dans une église, même si j’étais le meilleur architecte du monde, j’aurais des difficultés. À un moment donné, certains programmes de transformation sont trop complexes, quand d’autres sont adaptables. Et là, avec Nocé, on peut parler d’une reconquête patrimoniale : le bâtiment a retrouvé son sens d’hôtel particulier.
Qu’est-ce que l’esprit de la restauration ?
Maintenir l’esprit d’un lieu à restaurer, c’est la philosophie qui guide l’architecte des monuments historiques ?
L’architecture, pour beaucoup de gens, c’est le style, les dorures, les tourelles… Mais l’architecture, c’est d’abord la distribution, les volumes et la lumière ! Et ce n’est qu’à la fin qu’on applique le style.
Cette définition de l’architecture avait été oubliée ?
Tout à fait. On mise sur le style d’abord. Un exemple ? C’est le bâtiment en face (sur la place Vendôme, NdlR) , l’hôtel Ritz. Quand on y entre, le style y est, certes, mais on voit tout de suite qu’on est dans un bâtiment qui a été conçu avant-hier, et que la distribution ne correspond pas à ce qu’était le bâtiment originellement. On sent qu’on a mis une boîte dans la boîte, et qu’on a habillé le tout.
Quelles sont les règles d’or que vous défendez ?
Je pense que, quand on fait une restauration - une façade du Louvre, par exemple, avec de la pierre de taille et sculptures -, on fait toujours un projet. Beaucoup de gens aimeraient que la restauration, ce soit une "usine à saucisson". Je m’explique : on met la chair à saucisses ; on appuie sur le bouton ; et, à la sortie, on obtient du saucisson. Mais la machine a plein de boutons et il y a d’infinies possibilités. Restaurer la façade du Louvre avec trois architectes distincts, c’est obtenir trois projets différents. La restauration a forcément des résonances culturelles.
La restauration, soumise à la tendance ?
La restauration est-elle une question de mode ?
Quand vous regardez les restaurations des années 60-70, on faisait tomber les enduits, on mettait le matériau à nu, car, au même moment, la construction moderniste mettait en avant le matériau, le béton. Désormais, nous évoluons dans une espèce de période néo-baroque. À chaque fois que vous avez un grand concours, il faut que les architectes inventent une forme incroyable pour gagner ledit concours… Tout le monde est assoiffé de formes extravagantes et, dans la restauration, on s’est plus attaché aux décors, aux épidermes, aux finitions. Les architectes décorateurs de notre époque, avant d’être décorateurs, ils étaient architectes !
Quel regard portez-vous sur les architectes actuels ?
Les architectes font ce qu’on leur demande de faire. Celui qui propose un projet raisonnable qui répond aux demandes du projet (en termes de praticité, de développement durable, ou de coût, perd le concours. L’autre, qui propose, par exemple, au hasard, un bâtiment en forme de pomme dont il n’y aurait plus que la peau, c’est ce gars-là qui gagne ! Après avoir validé l’image et le concept, comment on va le construire, c’est une autre paire de manches… En fait, les architectes cherchent surtout à avoir du travail. Et quand vous avez perdu trois concours, au quatrième, vous vous adaptez. Les maîtres d’ouvrage veulent quelque chose dont on va parler ! C’est l’effet "starification" et médiatisation de l’architecte.
La restauration permet-elle de ressusciter un lieu ?
C’est toujours le même problème, la récupération de l’original est impossible. Car le temps est passé. Vous ne pouvez jamais dire : je ramène le monument à son état d’origine. Par exemple, vous restaurez un bâtiment du XVIIIe siècle, mais les règles d’habitation ont bien changé. Il y a désormais l’électricité, et personne n’arrivera dans le bâtiment en allumant les bougies dans les lustres. L’art de la restauration est de trouver un nouvel équilibre. Et, dans le cas de bâtiments à usage fort, comme le Louvre, ou les résidences présidentielles, il faudra trouver sa fonctionnalité moderne à un bâtiment présent de tout temps.
On est très éloigné de l’image que les gens se font de la restauration pur jus.
En effet. La villa Cavrois dans le nord de la France, dont j’avais la charge de la restauration, avait été vandalisée. On s’est attaché à chaque détail, et on a produit une reconstitution assumée, la plus fidèle possible. On a mis quinze ans à faire cet exercice de style. Et 80 % de ce qu’on voit est une reconstitution. À la fin, cela marche bien, et les gens y croient. Pourquoi ? Il faut parfois, dans l’exercice de la restauration, projeter un esprit, un certain imaginaire de l’époque.
Poursuivre à propos de la restauration
Pour écouter Michel Goutal, en vrai, c’est le 19 mars, à Bruxelles, de 18 h à 20 h à la Faculté d’Architecture La Cambre Horta (ULB), 19 place Flagey, 1050 Bruxelles. Dans une conférence-débat intitulée Les intérieurs Art Déco de la villa Cavrois : comment les faire renaître ? il évoquera notamment les questions auxquelles il fut confronté dans la restauration de la villa moderniste située dans le nord de la France.
Infos et réservations : aperosdupatrimoine@gmail.com.