Kandinsky dans sa chambre à coucher, et Matisse chez Madame
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Publié le 29-03-2019 à 10h15 - Mis à jour le 22-07-2020 à 17h14
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Passez la porte de la Villa Empain, et entrez dans l’art et l’esthétique domestique des années 30.On la connaissait musée, qui résonne de nos pas de visiteurs, offrant sa majestuosité à nos yeux. On ne la connaissait pas villa, et pourtant, c’est dans son nom même. La villa Empain ouvre ses lourdes portes de vaste maison des années 30 pour se donner à voir dans son intimité domestique. Et nous sommes désormais invités, et non plus visiteurs.
C’est l’initiative de Louma Salamé, directrice générale de la Fondation Boghossian-Villa Empain depuis 2016, de redonner vie à un lieu que même les aficionados de l’endroit n’ont jamais visité meublé. La dernière expo qu’elle a imaginée, Flamboyant, est une proposition muséographique d’un genre différent. C’est, en effet, dans les murs d’un "collectionneur imaginaire" que l’on pénètre, "un entrepreneur belge, un peu à l’image du baron Empain, et un grand collectionneur de son temps, également". Flamboyant - titre de l’exposition - tire son étymologie de "brûlant", et signifie, par extension, "ce qui produit de l’éclat", mais ce titre, qui pourrait faire allusion à la magnificence du lieu, souligne la valeur des œuvres exposées aux murs de la maison années 30.
Car notre collectionneur imaginaire a le nez fin, et, déjà, possède des pièces d’une force artistique incontestable - autant d’œuvres qui sont des citations de l’histoire de l’art du XXe siècle.

Avant-garde de bon goût ?
Les années 20 et 30, période de l’entre-deux-guerres, sont un moment de rebond intellectuel et artistique. La Grande Guerre avait secoué les esprits qui désiraient plus que jamais quitter la léthargie morbide liée aux quatre années d’un conflit sanglant. Les années 20, immédiates et folles telles qu’on les définit, voient jaillir, multiples, les courants de pensée avant-garde : la nuance valse, et la tradition aussi.
Juste avant que tout n’explose dans un bain de sang international, Louis Vauxcelles, le critique d’art avait, en 1908, inventé, ni plus ni moins : le fauvisme en voyant Matisse, et le cubisme, en découvrant Braque et Picasso. Ces mouvements, si radicaux dans leur proposition esthétique, méritaient une appellation, tant ils détonnaient. Et notre collectionneur du 67 avenue Franklin Roosevelt, qui sait faire la différence entre le bon goût et le mauvais goût - telle que l’exprime une affiche de l’époque dans son bureau -, a déjà bien compris l’importance de ces propositions nouvelles.
Art abstrait en chambre
Dans sa chambre, il fait accrocher Kandinsky, rien moins que cela. Il a l’esprit ouvert, notre collectionneur, car Kandinsky, à cette époque, fait l’effet de quelqu’un qui empoignerait l’art occidental pour en extraire la figuration, et démontrer les extrémités de l’abstraction.
Au-dessus de la commode de Monsieur, le Contact, de 1924, signé Wassily Kandinsky, n’est rien de moins - ou de plus - que le doigt de Dieu connecté à l’homme, sous les voûtes de la chapelle Sixtine, selon l’artiste. Dans ses essais multiples sur l’art qu’il développe, Kandinsky rappelle le rôle de l’artiste. Il a une mission : créer un alphabet des formes.
Nous ne pouvons pas communiquer entre nous, dit-il en substance. Et le public sans connaissance réclame des reproductions du monde visible, tandis que l’artiste, lui, peut imaginer comment réunifier la société à travers le vocabulaire des formes qu’est l’art.
Au-dessus du lit de notre collectionneur, une autre pièce d’abstraction précoce, de l’artiste anversoise Marthe Donas, qui signait sous un nom d’homme. Les années 20 n’avaient pas tout réglé, sûrement pas la question de la parité, mais les courants artistiques neufs se veulent politiques, épousant l’esprit de modernité qui émane des améliorations du mode de vie et des techniques de production de cette époque folle.
C’est aussi le temps du constructivisme, art du mouvement qui fait directement écho aux nouveaux types de voyages que notre collectionneur expérimente sûrement, au vu des objets qui décorent son fumoir Oasis. Au cœur des années 20 et 30, notre homme, résident de la Villa Empain, assiste à une ouverture du monde aussi. Les campagnes de sport automobile, ou les folles découvertes archéologiques (la tombe de Toutankhamon en 1922) suscitent les enthousiasmes pour le lointain, et rapprochent Orient et Occident dans de nouveaux intérêts.

Surréalisme, néohumanisme
Dans la chambre de son fils, notre collectionneur fait placer un Picabia qui s’agite. Et, pour donner à son enfant des rêves qui lui permettront de penser hors des cases, il lui offre, pour tapis de jeu, un tableau surréaliste de Joan Miró.
Un peu de rêve donc, dans cette villa qui résonne du son gramophone des chanteurs de l’époque - comme Joséphine Baker, la voix qui émane du salon -, et un peu d’humanisme à travers les paysages ruraux d’Anto Carte et les visages de Gustave de Smet. Un peu d’intimisme, enfin, dans l’espace privé du collectionneur, avec cette toile, La Chambre de l’artiste, de Léon Spilliaert. Le collectionneur, décidément, est un amateur d’art précurseur.
Si son mobilier est années 30, garni de meubles de Pierre Chareau et d’inspirations de Robert Mallet-Stevens - tous deux très en vogue dans les années contemporaines à la construction de la Villa Empain -, notre hôte choisit, pour parer ses murs, un art en quête de révolution des idées. Se méfie-il, déjà, notre collectionneur, de ces années 30 - qui seront, aussi, des années de retour à des pensées plus rigides ? Il choisit, en tout cas, un décor de vie artistique, éloigné du prêt-à-penser.
"Flamboyant, un art de vivre dans les années 30", à la Villa Empain - Fondation Boghossian, jusqu’au 24 août. Infos : www.villaempain.com
Dans un dossier La Libre Explore à paraître en mai, nous reviendrons sur l’art de vivre des années 30, à travers une expérience immersive à la Villa Empain.