Le très surprenant monde parallèle du pavillon belge à la Biennale de Venise
Jos de Gruyter et Harald Thys sont partis à Venise monter le pavillon belge.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dbef88af-a777-4e76-9966-40b1fd6e9729.png)
Publié le 02-04-2019 à 08h16 - Mis à jour le 02-04-2019 à 16h11
:focal(995x505:1005x495)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/FHRMPFMHPFC5VDHD7T4MR5WNRE.jpg)
Jos de Gruyter et Harald Thys sont partis à Venise monter le pavillon belge.
Le duo représente la Communauté française à la Biennale d’art avec une grande installation animée, miroir drôle et inquiétant de notre société.
Le 11 mai, s’ouvre la Biennale d’art de Venise et le duo d’artistes bruxellois flamands qui nous représentera, Harald Thys et Jos de Gruyter, est parti cette semaine sur place, monter leurs oeuvres. Ils ont produit leurs grandes poupées animées au Théâtre américain à l’Atomium, dans le sous-sol de L’établissement d’en face près de Bozar et à Bozar même, qui accueillera leur expo l’an prochain.
Un grand camion a tout emporté à Venise et un bateau a acheminé leurs drôles de machines aux Giardini, le lieu de la Biennale.
C’était le bon moment pour rencontrer ce duo d’artistes qui jusqu’ici avait surtout fait le buzz comme étant des Flamands choisis par des Francophones ! "C’est un projet très belge avec une commissaire francophone", tempère Anne-Claire Schmitz, la commissaire pour Venise, qui nous accueille à La Loge le lieu qu’elle dirige à Ixelles.
Jos de Gruyter est là mais Harald Thys est malade. "Sans doute le stress de Venise", ajoute Jos dans un sourire. Peu importe, il peut raconter l’histoire de son étonnant duo, un de seuls du monde de l’art. S’il y a bien des frères dans le cinéma (les frères Dardenne, les Coen) et des couples (les Becher, les Christo, Gilbert and George), les duos d’amis sont rarissimes.

Jos de Gruyter parle lentement, choisissant ses mots, avec un sourire malin permanent. Il est né en 1965 à Geel et Harald Thys est né à Wilrijk en 1966. "On se connaît et travaillons ensemble depuis 33 ans. On s’est rencontré à l’école Sint Lukas de Bruxelles en section cinéma. On avait comme professeurs Marc Didden et Dominique de Ruddere. On s’est retrouvé, Harald et moi, autour du constat que ce type de cinéma, un peu hollywoodien, macho, avec lunettes de soleil sur le nez n’était pas pour nous. On cherchait quelque chose de plus ironique et décalé. Nous avions le même regard sur le monde qui nous entourait."
Des obsessions communes
Ils ont dû se battre pour imposer l’idée, alors novatrice, de présenter ensemble leur travail de fin d’études. "Un film de 2,5 heures, insupportable à regarder, qui racontait l’histoire de mineurs frappés par la fermeture des mines et qui partent travailler en Russie où ils sont accueillis par des gangsters."
Depuis 33 ans, ils travaillent ensemble même si chacun a aussi ses activités artistiques propres. "Nos idées viennent ensemble. Dans la réalisation, chacun a plutôt sa spécialisation. Les détails mécaniques des poupées, c’est plutôt Harald, les centaines de dessins du livre pour Venise, c’est plutôt moi."
A deux, plus besoin d’un regard externe. "La conversation entre eux est très importante, confirme Anne-Claire Schmitz, et génère de nombreuses idées. Ils ont des obsessions communes, un langage propre."

Ils ont d’abord réalisé des vidéos, très statiques avec des acteurs « comme des poupées ». Puis ils ont construit des mannequins décharnés. Ils ont réalisé un premier film avec des poupées, Das Koch en 2010, qui fut au centre de leur expo au Muhka à Anvers et fut repris en 2013 à l’expo générale Palazzo Enciclopedico de la Biennale de Venise. C’était encore des poupées très stylisées, vides, en métal avec des voix synthétiques. La vidéo racontait la rivalité entre Johannes qui a foi en la peinture et Fritz, un petit macho rouge. Hildegard, l’épouse empathique de Johannes, réduite au rôle féminin stéréotype dans l’histoire du cinéma, servait de pivot aux émotions de son mari.
41 têtes
Puis, ils ont réalisé des têtes pseudo-réalistes avec une imprimante en 3D. A leur expo de Copenhague, il y en avait 41 : leurs têtes, celle de la soeur d’Harald, personnage récurrent de leur univers, toujours coupable et qui doit prier, celles de victimes et d’assassins.
Puis ces têtes sont devenus celles de personnages animés, on les verra à Venise (lire ci-dessous). "J’imagine déjà une étape suivante. On filmera la nuit dans le pavillon belge comment ces poupées parlent entre elles, créant une communauté nouvelle improbable."
Leurs oeuvres racontent des histoires, avec un traumatisme implicite, une inquiétante étrangeté, mêlant humour et dureté.
Leur oeuvre est-elle typique de Bruxelles? "A Venise, on regardera les archétypes des pays européens, les métissages, mais Bruxelles, il est vrai, crée une tension intéressante car elle est à la frontière entre le monde germain et romain. Nous sommes fascinés par les frontières comme celle qu’on suit entre l’Allemagne et la France, en roulant de Strasbourg à Bâle."
Jos de Gruyter et Harald Thys regardent derrière nos frontières externes et internes et inventent des mondes parallèles et hybrides. Ils portent un regard impitoyable mais décalé sur la réalité.
Par leurs installations et dessins, ils donnent corps à leur imagination et montrent comment l’inconscient contemporain se manifeste dans la vie quotidienne et le conformisme social.
A la plage de La Panne, pour Beaufort, ils ont posé trois têtes sur des hauts socles, De Drie Wijsneuzen van De Panne: "Ces trois têtes nous parlent et nous ont demandé de faire tous nos dessins."
Lors oeuvres interrogent la place de l’homme dans une société minée par la peur, le consumérisme et la déshumanisation.
La frontière est parfois ténue avec la maladie mentale qui permet d’autres libertés. Ils ont animé des ateliers au centre psychiatrique Sint-Alexius d’Ixelles où travaille comme psychiatre le frère d’Harald, Erik Thys, qui apparaît souvent dans les films du duo. Jos de Gruyter cite parmi les artistes qui l’interpellent, l’oeuvre de l’Allemand Pop Thomas Bayrle dont on avait vu une belle expo au Wiels en 2013.
Et il le dit, avec toujours ce sourire malin.
"Comme les grilles de Trump"
Harald Thys et Jos de Gruyter laissent l’architecture du pavillon belge Art Déco des Giardini à Venise, inchangée, y compris l’éclairage zénithal. Mais tout la bâtiment sera transformé en une sorte de musée folklorique, drôle, ironique, bruegelien, mais en réalité profondément tragique reflétant notre monde actuel.
Une vingtaine de poupées grandeur nature, mécanisées, qui bougeront, occuperont le pavillon. Au centre, les visiteurs pénétreront dans l’espace des "six artisans", le monde des traditions, du folklore, "ce musée en plein air que l’Europe pourrait devenir", disent les artistes. "Comme une promenade touristique".
Si on y retrouvera beaucoup d’autodérision, les personnages pourront être très noirs. Ainsi, une marionnette à taille humaine de musicien d’apparence joyeuse, interprétera des rengaines populaires "vite insupportables pour les oreilles des visiteurs", et la tête de la poupée sera une recréation en 3D de celle d’un homme qui, il y a quelques années, brûla vif deux touristes hollandais voulant visiter Berchtestgaden. Jos de Gruyter nous montre sur son smartphone une autre poupée animée, une brave femme qui fait de la poterie. Mais son visage est celui d’une des pires tortionnaires des camps de concentration.
Autour de cette salle centrale, les niches du pavillon seront toutes bloquées par des grilles en métal peintes en blanc ("comme dans les prisons"), à travers lesquelles on verra des marionnettes incarnant les marginaux dont on veut se protéger : voyous, zombies, psychotiques, mais aussi poètes et artistes !
"L’idée de ces grilles nous est venue lorsqu’on a vu Trump enfermer derrières des grilles semblables des enfants mexicains". Mais l’installation dépasse la prise de position politique. Les personnages bougent lentement, rien de spectaculaire, on entend des chants ou des plaintes.
Dessins romantiques
Autour de l’espace central, seront disposés de grands dessins de forêts romantiques. Le poupées centrales sortent de la forêt.
"Leur technique est toujours mixte, commente Anne-Claire Schmitz, à la fois très technologique avec imprimante 3D, dessins photocopiés et fortement agrandis et d’autre part très régressive."
L’image globale sera drôle mais sera aussi celle d’un monde replié sur ses traditions mortes, sur son passé, sur sa peur, avec des habitants mutiques et maigres, une "société sourde" qui construit des grilles partout par crainte de l’Autre.
Un site internet est déjà opérationnel- www.mondocane.net, qui est fait de grilles et de drapeaux sur lesquels on peut cliquer pour voir déjà des centaines de séquences de tous types, trouvées par les artistes sur Youtube et rangées par pays. Et ils continuent à alimenter ce site. Des films drôles ou tragiques, allant d’une pub pour Rolls Royce ou la Sangria à l’enterrement de Thatcher.
Une accumulation quasi au hasard, qu’on retrouvera dans le livre qui accompagnera l’expo (au Fonds Mercator) et qui reprendra des dizaines d’articles disparates, des plus austères aux faits divers. Les artistes réalisent les illustrations sous forme de dessins colorés.
De Gruyter et Thys ou l’image morcelée, drôle et triste de l’impasse de notre monde en état de choc.
>>> Mondo Cane, pavillon belge, Biennale de Venise, du 11 mai au 24 novembre