Né il y a cent ans, le Bauhaus rêvait d’un art pour tous
Publié le 09-04-2019 à 07h55 - Mis à jour le 09-04-2019 à 17h29
L’Allemagne fête cette année les cent ans de cette école mythique qui renouvela notre façon de voir les arts. Un nouveau musée du Bauhaus vient de s’ouvrir à Weimar et un second ouvrira à Dessau en septembre.
Le 6 avril s’est ouvert à Weimar petite ville de 65000 habitants à 250 km au sud-ouest de Berlin, un nouveau musée consacré au Bauhaus, là où il est né et a grandi de 1919 à 1925. C’est le premier moment fort de cette année où on fête les cent ans de cette école qui a révolutionné les arts et les arts appliqués au XXe siècle.
Le 8 septembre, un autre musée du Bauhaus, plus grand, s’ouvrira à Dessau, la ville où le Bauhaus dût déménager dès 1925, fuyant la montée du national-socialisme à Weimar.
Le nouveau musée à Weimar a une architecture minimaliste et la forme d’un cube gris clair, opaque, de l’architecte allemande Heike Hanada, avec 5 niveaux d’exposition. La nuit, le bâtiment brille comme une lampe sur la ville avec des fines lignes lumineuses qui entourent le cube gris.
Le musée de 2000 m2 et d’un coût de 23 millions d’euros suit les principes constructifs des fondateurs du Bauhaus. Il présente des pièces de sa collection de 13000 objets et documents liés au Bauhaus, dont la célèbre lampe Wagenfeld, la chaise à lattes de Marcel Breuer, la théière de Marianne Brandt, les céramiques de Theodor Bogler ainsi que des œuvres de Paul Klee, Peter Kehler et Lászlo Moholy-Nagy.
Signe contre l’extrême droite
Si c’est à Weimar, où vécurent Goethe, Schiller et Liszt, que naquit le Bauhaus, il fallut près de 80 ans pour que la ville lui rende hommage. Chassé par l’extrême-droite, puis nié par les communistes, le Bauhaus n’y revint qu’en 1995 quand on inaugura un premier musée, dans un bâtiment du XIXe siècle, devenu depuis trop petit pour montrer les collections.
Ce nouveau musée se veut aussi résolument politique. Weimar est située dans l'Etat de Thuringe, dans l'ex-Allemagne de l’Est devenu un bastion du parti d'extrême droite, AfD. « Vous ne pouvez pas voir cette inauguration séparément de son contexte politique », a expliqué à l'AFP Wolfgang Holler, le directeur des musées de Weimar. « Le Bauhaus était, dès ses débuts, intensément politique. Et c'est donc un endroit parfait pour entamer une conversation, en particulier avec des jeunes. »
Tout le site du musée rappelle ce passé douloureux. On y fait face à un espace datant de la République de Weimar, à un édifice nazi et à des bâtiments érigés durant l'ère communiste. « Ces juxtapositions fascinantes en disent tellement sur la façon dont ce pays se voit lui-même. »
Une fenêtre au dernier étage du musée permet de voir le mémorial du camp de Buchenwald, installé dans un bois où où se trouvait, dit-on, le vieux chêne à l'ombre duquel Goethe venait méditer. De gigantesques portraits de survivants de ce camp ont été dressés pour la semaine d’ouverture sur les bâtiments menant de la gare de Weimar jusqu'au musée, pour défier l'extrême droite.
Weimar-Dessau-Berlin
L’histoire même du Bauhaus reflète ce passé dramatique.
Le Bauhaus était né au lendemain de la guerre, en 1919, dans la ville de Goethe et de Schiller, en plein remous politique avec la tentative démocratique de la république de Weimar. Gropius y fusionnait, dans la nouvelle école du Bauhaus, l’école des Beaux-Arts plus traditionnelle avec celle des arts et métiers créée par Van de Velde. Mais l’extrême droite montait en puissance forçant le Bauhaus à déménager à Dessau en 1924, quand la droite nationaliste prit le contrôle du parlement de Thuringe et décida d’emblée de baisser drastiquement les subventions que les sociaux-démocrates avaient accordées à plusieurs institutions culturelles, dont le Bauhaus.
Désormais en terrain hostile en Thuringe, Gropius, le fondateur de l’école, va poursuivre l’aventure ailleurs. Son choix se porta alors sur Dessau, capitale du Land de Anhalt, à 150 kilomètres au nord de Weimar, où soufflait un vent plus favorable, la gauche y a battu l’extrême droite aux élections régionales de 1925. Puis le Bauhaus dut encore déménager à Berlin en 1932, avant de fermer définitivement ses portes en 1933 à cause des Nazis qui y voyaient « un art dégénéré » (Goebbels).
Mies van der Rohe et de nombreux professeurs émigrèrent alors aux Etats-Unis et plusieurs (comme les époux Albers) rejoignirent le Black Mountain College qui reprenait l’esprit du Bauhaus et fut essentiel dans l’avant-garde américaine.
Henry Van de Velde
A Weimar, il faut se rappeler aussi la figure tutélaire d’Henry Van de Velde, né à Anvers en 1863, mort en 1957, qui fut un peintre très doué, un architecte fort demandé, un créateur d’objets décoratifs, on dirait aujourd’hui un "designer" (argenterie, porcelaine, robes, meubles, reliures, etc.), un décorateur d’intérieur et un enseignant mythique créateur de l’école de Weimar qui devint le Bauhaus, et ensuite de l’école de La Cambre à Bruxelles.
En 1902, en effet, grâce son ami Harry Kessler, il se fixait à Weimar à la demande du Grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach qui comptait sur Van de Velde pour redonner à la ville de Liszt, un nouveau prestige. Le Grand-duc le chargea de « réveiller" les arts décoratifs. Et Van de Velde va sillonner la région en relançant la céramique, la vannerie (il dessina des meubles en rotin qui firent fureur à Berlin), la tapisserie, etc. En 1907, il créait l’école des arts et métiers de Weimar qui se transforma en 1919 en Bauhaus sous la direction de Walter Gropius, un homme proposé par Van de Velde.
Pendant la Première Guerre mondiale, Van de Velde avait dû quitter Weimar parce que de nationalité belge, et il partit en Suisse.
On retrouve cette histoire près du nouveau musée du Bauhaus, dans le Neues Museum, restauré pour cet anniversaire, et qui retrace l’aventure du modernisme weimarien d’avant 1914, dominé par Van de Velde.

La Bauhaus voulait inventer l’avenir
En cent ans, le Bauhaus est devenu un mythe, associé à d’immenses créateurs : Walter Gropius qui en fut le premier directeur, Kandinsky, Klee, Jozef et Anni Albers, Oskar Schlemmer, Moholy-Nagy, Breuer, Mies van der Rohe. Mais c’est oublier que ce fut avant tout une expérience pédagogique fascinante qui ne dura que 14 ans mais qui continue à marquer les esprits comme elle marqua le XXe siècle.
Plus qu’un style ou un mouvement artistique, le Bauhaus était une utopie, un lieu de transmission, d’expérimentation et de création.
Le Bauhaus n’a pas surgi de rien. Les corporations du Moyen Age avec leur système maîtres-compagnons-apprentis, avec l’artisanat comme fondement de l’enseignement et la collaboration de tous les arts en un projet commun, à l’exemple des bâtisseurs de cathédrales, étaient un vrai modèle pour Gropius. Comme le furent le mouvement Arts and Crafts en Angleterre et les ateliers des Wiener Werkstätte (Palais Stoclet et l’art total, Gesamtkunstwerk). Le Bauhaus fut aussi un prolongement de l'Institut des arts décoratifs et industriels de Weimar créé par Henry Van de Velde
Gropius avait défini ainsi son projet : « Voulons, méditons et créons ensemble, disait-il, le nouveau bâtiment de l’avenir qui réunira tout, architecture et sculpture, peinture, dans une seule forme qui, sortie des millions de mains des artisans, s’élèvera vers le ciel comme le symbole cristallin de la nouvelle foi qui s’annonce ». Il voulait faire de ses élèves des inventeurs de formes nouvelle adaptées à leur fonction sociale.
Il n’y avait ni limite d’âge, ni diplôme requis pour entrer au Bauhaus. La formation qui durait de trois à quatre ans, était donnée par des « maîtres » et les élèves étaient des « apprentis » qui pouvaient devenir « compagnons ».
Une utopie
L’enseignement avait deux volets : un enseignement « de la forme » donné par un artiste et un enseignement pratique donné par un artisan. Il y avait des ateliers de tissage (où se retrouvaient l’essentiel des filles !), de poterie, de métal, de menuiserie et de meubles, de peinture murale, de sculpture sur pierre et sur bois, d'imprimerie, de reliure et plus tard, d’architecture qui devait être pour Gropius « l’art total » , le couronnement de la formation.
Klee donnait le cours de théorie artistique, Kandinsky, la peinture murale, Schlemmer, le théâtre, Marcel Breuer, le mobilier, etc. Au total, 1250 étudiants sont passés par le Bauhaus.
La vie à l’école était particulière. De nombreux couples s’y sont formés, entre étudiants ou entre professeurs et élèves. Le cours de base était donné par Johannes Itten, curieux personnage, marqué par le zoroastrisme et qui s’imposait des violentes cures de jeûne. Il cohabitait avec des professeurs à l’esprit rationaliste à l’opposé du sien. C’était cela aussi le Bauhaus : le choc des diversités, une utopie pour faciliter l’émergence d’une société nouvelle, unie dans un mode de vie non déshumanisé par le machinisme, non entravé par l’inesthétisme triomphant, une société où tous les beaux-arts et les arts décoratifs grandiraient sans hiérarchie.