"Le Métier d’Architecture, c’est travailler pour l’homme"
Les 4000 m2 d’exposition de la Fondation Vuitton, à Paris, sont consacrés à l’œuvre de Charlotte Perriand. L’architecte, proche de Le Corbusier, a participé à l’invention de la modernité dans nos espaces d’habitation.
Publié le 15-11-2019 à 14h50
:focal(686x1293:696x1283)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ZOD6IUC4Z5CM5MOE7QWU5S5Z3U.jpg)
Les 4000 m2 d’exposition de la Fondation Vuitton, à Paris, sont consacrés à l’œuvre de Charlotte Perriand. L’architecte, proche de Le Corbusier, a participé à l’invention de la modernité dans nos espaces d’habitation. Que voulons-nous être ? Comment voulons-nous vivre ? Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont en jeu, mais l’usage que les hommes en font." Ce sont les mots de Charlotte Perriand tirés de son autobiographie parue en 1998, et qui résument sa pensée d’artiste moderne, d’artiste totale. La designer française, saluée à la Fondation Vuitton à travers une expo monumentale, nous rafraîchit par l’actualité des idées qu’elle a défendues toute sa vie.
Née en 1903, active comme architecte et designer dès les années 20, elle cherche à donner du sens à son entreprise d’architecte. Elle s’intéresse très précocement à un mobilier qui pense l’humain comme utilisateur. Elle invente la chaise pivotante qui évite de vous casser le cou en discutant avec votre voisin de table. Elle pense des tables rétractables pour petits espaces ; des tables trois pieds, pour ajouter un invité ; et la fameuse chaise longue basculante, dont elle se fait usagère pour la photo (cf. à droite). Ce fauteuil place la détente au-dessus de la décence, si l’on peut dire. Intéressant : au même moment, Le Corbusier -avec qui elle travaille étroitement - pense qu’il existe des positions pour les hommes et pour les femmes en matière d’utilisation du mobilier. Charlotte Perriand, elle, fait lever la jambe aux jeunes femmes qui utilisent sa chaise longue. Depuis, l’objet n’a pas manqué de plaire et continue d’être édité.
Réinventer l’espace de vie
Charlotte Perriand invente un mobilier en phase avec les notions de confort et d’intime. Quand elle imagine un intérieur de jeune couple, elle y place une douche, une cuisine ouverte et un lit double - pour couple qui ne fait plus chambre à part. En 1934, avec la maison au bord de l’eau, elle pense un intérieur balnéaire à la dimension de l’homme. Tout est accessible, rien n’est complexe à utiliser. Elle place, même, dans cet intérieur dédié au temps de la tranquillité, une bibliothèque dans laquelle elle pose des coquillages, des cailloux colorés. Si vous n’avez pas les moyens d’aller au musée, vous pouvez vous concocter une bibliothèque de formes à contempler.
L’architecte n’a de cesse de promouvoir le progrès, mais, attention, partagé par tous. Dans les années 30, animée par l’idéal communiste après un voyage en URSS, elle commence à réfléchir les bâtiments du collectif : c’est ainsi qu’elle travaille à la cité universitaire de Paris. En parallèle, elle défend l’idée d’un monde où tout est lié. L’art, les meubles, l’habitat forment un tout. C’est d’ailleurs l’objet d’une expo qu’elle donne en 1955 : Proposition d’une synthèse des arts. Accompagnée des grands de son temps, Léger, Jeanneret, Miró, Le Corbusier, Perriand remet, avec une intelligence intuitive, l’humain au centre des questions de formes.
"Le monde nouveau de Charlotte Perriand 1903-1999", à la Fondation Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, à Paris. Jusqu’au 24 février 2020. Infos : www.fondationlouisvuitton.fr
Inventer la modernité dans un monde d’hommes
Jacques Barsac est l’une des têtes pensantes de cette expo consacrée à la mère de son épouse, Pernette Perriand. Grand enthousiaste et connaisseur, il s’extrait des objets pour parler des idées qui ont guidé Charlotte Perriand.
Vous insistez sur la pensée politique qui anime l’œuvre de Charlotte Perriand, socialiste et humaniste.
Il existe un lien direct entre engagement et création chez elle. Pour les meubles qu’elle imagine, elle pense des structures communes pour classes bourgeoises ou plus petits budgets. Seules diffèrent les matières, cuir ou rafia. Charlotte Perriand croyait au progrès : elle s’est battue pour l’apporter au plus grand nombre. Les vingt dernières années de sa vie, elle se consacre au projet des Arcs (NdlR, une station de ski en Savoie). L’idée ? Loger la classe moyenne pour qu’elle puisse partir en vacances à la montagne. Pour Charlotte Perriand, il ne s’agit jamais de construire pour construire, tout est politique.
Et, cependant, son travail est assez peu connu du grand public.
Regardez les impressionnistes, au début, on trouvait que c’était de la barbouille. Il a fallu vingt ans pour qu’ils aient du succès. De même, il a fallu du temps à la modernité pour s’imposer. Aujourd’hui, tout le monde veut une chaise longue, mais, dans les années 30, on trouvait que c’était des meubles pour sanatorium. En 1938, elle participe à une enquête concernant la modernité et le résultat révèle que les gens pensent que la modernité, c’est froid, cubique, qu’ils préfèrent les armoires normandes.

Autre chose : en 1927, elle invente la cuisine ouverte pour replacer la mère de famille au centre de la maison, mais personne n’en voulait en 1927, de la cuisine ouverte - à l’inverse d’aujourd’hui ! Même en dissonance avec son époque, elle ne dévie pas.
Charlotte Perriand, c’est aussi une femme dans un monde d’hommes : Le Corbusier, Fernand Léger, Pierre Jeanneret, Picasso. On se souvient aussi de ce que Le Corbusier lui dit quand elle se présente la première fois à son studio : "Mademoiselle, on n’est pas là pour broder des coussins."
Quand je l’ai vue, la première fois, je me souviens lui avoir dit : "Vous devez avoir rencontré des problèmes dans ce milieu masculin." "Jamais", avait-elle répondu. Sans doute que si, mais elle avait une sacrée personnalité. Elle disait : "Les femmes doivent être encore meilleures que les hommes, pour engendrer le respect." Elle ne se proclamait pas féministe, mais était très copine avec Antoinette Foucque, figure historique du Mouvement de libération des femmes. Elle s’est battue dans son métier pour que la femme reste au centre de la vie de famille, pas reléguée, par exemple, au fin fond de la cuisine.
Sans qu’on connaisse Charlotte Perriand, ses meubles sont des objets qu’on a dans l’œil. Le style qu’elle a imaginé est présent dans nos intérieurs. C’est comme s’il y avait eu un pillage ou à tout le moins pas mal de "copiage" de ses idées.
C’est une difficulté que l’on a rencontrée, et je ne sais pas si on est parvenu à résoudre le problème dans l’expo, mais ce que Charlotte Perriand propose en 1927 fait tellement partie du quotidien d’aujourd’hui qu’on ne perçoit pas "l’extra-ordinaire" de ses créations. En 1929, elle invente des casiers bibliothèque en alu ou met la douche dans la chambre, à une époque ou 1 % des logements possèdent des sanitaires. À notre époque, on pourrait vivre dans ces espaces, mais il y a 90 ans… Je dis toujours aux gens qui croient ne pas la connaître, "vous vous êtes forcément assis sur une œuvre de Charlotte Perriand".
Charlotte Perriand, la bio
1903. Naissance de Charlotte Perriand. Son père est tailleur, sa maman travaille dans la haute couture.
1927. Après des études à l’Union centrale des Arts décoratifs, elle devient associée de Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour le mobilier de leurs projets architecturaux. Elle va collaborer à leurs principales réalisations pendant 10 ans (Villa Savoye, Villa Church…). En parallèle, elle invente sa propre vision du design : la chaise longue basculante, la chaise pivotante… Elle fait alors partie de l’UAM, l’Union des artistes modernes.
1933. Elle adhère à l’association des écrivains et des artistes révolutionnaires. Elle imaginera dans les années qui suivent une gigantesque fresque intitulée La Grande Misère, qui démontre son adhésion aux idées du Front populaire. Elle fait part de sa démarche politique humaniste dans son design qu’elle veut pour tous.
1934. Elle se spécialise dans l’architecture préfabriquée, une manière pour elle d’aborder l’architecture des loisirs pour le plus grand nombre.
1940. Elle devient conseillère pour l’art industriel par le gouvernement japonais. Elle part pour Tokyo jusqu’en 1946. Son travail d’architecte designer sera durablement inspiré par l’esprit du Japon.
1947-1952. Elle participe à des chantiers de la Reconstruction, notamment des unités d’habitation à Toulon, à Marseille, ou les Maisons de la Tunisie et du Mexique à la Cité universitaire de Paris. Elle pense des intérieurs pour classes moyennes, des intérieurs estudiantins.
1955. Elle organise, avec Le Corbusier et Fernand Léger, une exposition pédagogique : Proposition d’une synthèse des arts. Le Corbusier, Fernand leger, Charlotte Perriand. Dans cette exposition, Perriand et ses compères prouvent que les arts se répondent. Elle décloisonne les disciplines. Ses recherches sont tournées vers l’homme. "Vivre son siècle et anticiper", telle est la pensée qu’elle défend d’un art sans frontière.
1957-65. Elle vit en Amérique latine avec son mari, responsable chez Air France. Elle en profite pour concevoir les agences Air France un peu partout dans le monde. Elle pensera ensuite le mobilier du Musée national d’art moderne de Paris.
1967-89. Elle s’attelle à son immense projet des Arcs en Savoie, projet immobilier et mobilier, et, à la fois, réflexion sur l’architecture des loisirs pour tous. Notez la cuisine ouverte !
1999. Charlotte Perriand disparaît. Sa fille Pernette et son beau-fils Jacques Barsac perpétuent sa mémoire à travers un travail d’édition de ses objets phares (notamment chez Cassina) et l’écriture d’analyses et de biographies de l’artiste.