Degas à l’opéra, ivre de peinture
Publié le 18-11-2019 à 08h57 - Mis à jour le 18-11-2019 à 09h07
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Une exposition remarquable, au musée d’Orsay, montre les liens profonds de Degas avec l’opéra et la danse. L’opéra fut pour lui le lieu de toutes les expérimentations, une manière “d’aller de l’avant sans cesse”.
Le Musée d’Orsay n’avait pas manqué de commémorer les cent ans de la mort d’Edgar Degas (1834-1917), déjà en 2017, avec une exposition sur ses liens avec son ami Paul Valéry, mais cette fois il propose "la" grande expo Degas, "Degas à l’Opéra", préparée par Henri Loyrette, le meilleur spécialiste de Degas.
Né à Paris en 1834, devenu rapidement un peintre illustre, Degas finit misanthrope, presque aveugle, comme le décrivit son ami Valéry : "Il meurt ayant trop vécu, car il meurt après sa lumière."
L’exposition à Orsay montre le lien profond de Degas avec la musique et la danse, via l’Opéra. Un des clous de cette remarquable exposition est d’ailleurs la maquette monumentale de l’Opéra Garnier inauguré en 1875 et que Degas n’appréciait pas, préférant l’ancienne salle de la rue Le Peletier, pleine de recoins.
Tout jeune, Valéry disait déjà de lui, "Degas fou de dessin, anxieux personnage de la tragi-comédie de l’Art moderne".
On le voit grand dessinateur au début de l’expo. Il avait rencontré Ingres qui lui avait conseillé : "Faites des lignes, beaucoup de lignes", et de travailler sur les grands maîtres anciens en allant dessiner dans les musées.
Avec Petites filles spartiates provoquant des garçons peint à 25 ans, on le voit chercher à dépasser la tradition : "Le secre t, disait-il, c’est de suivre les avis que les maîtres nous donnent par leurs œuvres en faisant autre chose que ce qu’ils ont fait."
De l’avant
Et la musique l’y aidera, comme l’Opéra, où il est introduit par son ami Ludovic Halévy au début des années 1870 et qu’il ne cessera de suivre et de peindre. Alors que les impressionnistes privilégiaient le plein air, et la peinture sur le motif, il choisit l’univers clos de l’Opéra et de la danse, ce microcosme aux infinies possibilités et expérimentations, source inépuisable de motifs disponibles. Degas fut un peintre qui allait "sans cesse de l’avant" disait Pissarro. Il se disait lui-même "hanté par la haute idée, non pas de ce qu’on fait, mais de ce qu’on pourra faire un jour".
Il participa certes aux expositions des impressionnistes, mais avec d’autres peintures : "Si eux veulent la vie naturelle, moi c’est la vie factice."
"Le manque d’Opéra est une souffrance véritable", écrivait Degas lors de son séjour à la Nouvelle-Orléans. Son père, Auguste De Gas, héritier de la banque familiale, l’avait initié jeune à la musique. Degas fréquenta l’Opéra de manière frénétique. Il suivit en sept ans 177 représentations, soit une tous les quinze jours.
Il ne peignait pas ce qui se passait sur la scène, à l’exception du ballet Robert le diable qu’on peut identifier. Il préférait les coulisses et les répétitions. Il rencontra d’emblée le succès avec ses tableaux reprenant des gros plans sur l’orchestre, les musiciens et les chanteurs.
La danse
Il aimait peindre ce que Valéry appelait les "mimiques" : le bâillement des blanchisseuses, ou la bascule impudique des femmes se lavant dans leur tub. Son talent de dessinateur, son goût pour les pastels lui permettent de trouver les angles neufs, vrais. Et la danse est pour cela un monde idéal.
C’est par le biais de l’Opéra qu’il devint "le peintre des danseuses". À l’époque, un spectacle durait des heures et comprenait plusieurs ballets.
On retrouve à Orsay le Degas si célèbre des danseuses sur scène, des classes de danse, avec la beauté des filles très jeunes se préparant. Il peint et dessine les ballerines se massant le pied, se grattant le dos, montant les marches vers la salle de répétition. Il veut saisir la vérité des corps et traduire le mouvement, figer l’instantané.
Le public très nombreux à cette expo à Orsay reste ébloui par cet aspect de Degas. Henri Loyrette : "La danse est une sorte de dessin dans l’espace, en trois dimensions, qui intéresse aussi Degas sculpteur. L’art des danseuses est fait de travail et d’artifices comme le sien et il y a adéquation entre la poudre du pastel et le fard des danseuses, la répétition des mêmes gestes et le côté artisanal du travail de l’artiste."
Mais il portait sur le monde des "petits rats" un regard réaliste, admirant certes la légèreté et la grâce de ces jeunes filles, mais en peignant aussi avec une causticité digne de Daumier ces hommes en frac cachés dans les rideaux qui entretenaient ces fillettes dans une forme de prostitution.
Degas peignit d’abord la grande danseuse Eugénie Fiocre, dont il était sans doute amoureux platonique. On ne sait rien de la sexualité de Degas, sauf son intérêt pour la prostitution alors destinée à assouvir les frustrations des hommes dans l’ordre bourgeois d’alors. Au XIXe, elle était partout, depuis les "Pierreuses" officiant sur les terrains vagues et les "insoumises" racolant dans l’espace public, jusqu’au beau monde des "grandes horizontales" et des "cocottes".
Les maisons closes
Degas fait voir derrière les rideaux, dans les coulisses, ces inquiétantes formes d’hommes en noir ou ces mères maquerelles assises regardant leurs filles.
Degas a lu les histoires des Petites Cardinal, Pauline et Virginie, deux petits rats qui étaient aussi des prostituées. L’expo fait le parallèle entre les tableaux de Degas avec leurs danseuses et les monotypes qu’il fit en noir et blanc avec des scènes de maisons closes qu’aimait tant collectionner Picasso.
L’exposition montre un exemplaire de sa célèbre sculpture représentant une petite danseuse de quatorze ans (lire ci-contre).
Degas était bien conscient que ce monde était à la fois beauté et légèreté mais aussi horreur pour ces filles. Pour les filles pauvres, être rat d’Opéra ou vendeuse chez une modiste était une occasion aussi de rencontrer un homme qui arrondirait son maigre pécule.
À la fin de sa vie, il se montre ronchon, misogyne, misanthrope, à la vue défaillante. Il disait : "Je ressemble à un chien. Mais encore mes mains cherchent des formes." Il multipliait les grands dessins au fusain, au pastel, à l’huile, réalisés au départ de papiers-calque, se répétant avec des variations jusqu’à devenir "des orgies de couleurs" disait-il.
Longtemps ces œuvres furent négligées, la critique n’y voyant qu’une lutte pathétique contre la perte progressive de la vue. On y admire désormais, avec un œil contemporain, leur hardiesse, la libération totale des conventions, leur grande modernité.
Qui est la petite danseuse de Degas ?
Ce fut la seule sculpture qu’il exposa durant sa vie. À sa mort, on découvrit dans son atelier quantité de petites sculptures avec des danseuses effectuant une série de mouvements. Coulées en bronze, elles sont comme le mouvement même, décomposé.
En 1881, il dévoila sa petite danseuse de quatorze ans, portant vrais tutu, escarpins, rubans et cheveux. Marilyn Monroe avait tenu à poser à côté d’un des 22 exemplaires en bronze réalisés après la mort de Degas sur base de l’œuvre originale en cire.
La sculpture fit scandale quand elle fut exposée, par sa radicalité neuve, mais aussi par le visage presque simiesque de la petite fille ("Un avorton ! Un singe !", disait-on), lié à la quasi-effronterie de la pose.
La petite danseuse s’appelait Marie Geneviève Van Goethem et était née à Paris en 1865. Ses parents étaient belges et avaient émigré au pied de Montmartre pour fuir la misère. Sa mère était blanchisseuse et, comme beaucoup de pauvresses d’alors, avait envoyé sa fille Marie dès l’âge de 6 ans devenir un "petit rat à l’Opéra".
C’était une école extrêmement exigeante, mais avec l’espoir qu’elle devienne peut-être un jour une grande vedette ou que, plus prosaïquement, elle y rencontre, dès 13 ans, un riche bourgeois qui l’entretienne et en fasse sa maîtresse. Car ce qui serait qualifié aujourd’hui de pédophilie et de proxénétisme était alors une pratique "ordinaire". La salle de l’Opéra Garnier était celle "où des bourgeois continuent de venir chercher du désir", notait Camille Laurens dans le beau livre qu’elle consacra à la petite danseuse. Elle lui rend hommage : "Marie Van Goethem exprimerait ce que peut être, arrachée aux affres du temps, de la faiblesse et de l’impuissance, arrachée à la pesanteur de la solitude, abandonnée à l’instant et à elle-même, une vie rêvée, une vie à la fois enracinée dans la terre et tournée vers le ciel."
Degas à l’Opéra, Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 19 janvier, fermé le lundi.