Picasso, génie protéiforme
Publié le 22-11-2019 à 09h43 - Mis à jour le 22-11-2019 à 10h15
Picasso s’expose à deux pas de la Belgique. Le Musée des beaux-arts de Tourcoing révèle ses talents d’illustrateur, notamment. Le Muba (entendez le Musée des beaux-arts de Tourcoing) entreprend de montrer un aspect moins connu de l’œuvre faramineuse de Pablo Picasso. Il s’agit, en partenariat avec le Musée national Picasso, de montrer l’artiste au centre d’une galaxie de créateurs de son temps.
Ami de poètes, on pense en premier lieu à Apollinaire, Picasso dessine son profil presque d’un seul trait, sur les premières pages d’un ouvrage, et, dans un genre tout différent, propose un même portrait, mais cubiste cette fois-ci, de son ami dans le recueil Alcools . Ici, un même dessinateur, un même modèle… Et deux résultats profondément différents : c’est ainsi que s’ouvre l’expo de Tourcoing, défiant notre connaissance de Picasso - ce qu’on voit là, on ne le connaissait pas encore.
Picasso est cet illustrateur de textes antiques, lorsqu’en 1931, il collabore avec l’éditeur Albert Skira pour habiller les 15 000 vers des Métamorphoses d’Ovide. Le fils de Matisse, Pierre M., alors marchand d’art, convainc les deux hommes de travailler ensemble à ce projet de quinze eaux-fortes qui représenteront les mythes grecs. Picasso y livre une imagerie tout à fait sienne et la page du livre devient la contrainte du dessinateur. De même, Le Chant des morts , du poète Pierre Reverdy qui bénéficie en 1948 de la lecture attentive de Picasso. Les lithographies de Pablo P. interviennent comme un alphabet magique autour des mots de Reverdy, qui, selon Picasso, n’avaient pas besoin d’une illustration littérale.
À Tourcoing, on découvre comme chaque objet que touche Picasso devient l’occasion d’une transformation de sa part. On saisit, aussi, comme sa vie est indissociable de son œuvre, quelle que soit la forme qu’elle prend, traversé qu’il est par ses fantasmes et rengaines (les thèmes de la corrida, des corps, des animaux). Ces supports multipliés font la démonstration d’un génie qui s’accommode de toute matière pour créer, jusqu’à l’exorcisme, sur les questions qui l’animent.
"Picasso illustrateur", au Muba, à Tourcoing, jusqu’au 13 janvier 2020. Infos : http://www.muba-tourcoing.fr
À voir aussi, "Picasso, tableaux magiques". Jusqu’au 23 février 2O20, au Musée national Picasso. Infos http://www.museepicassoparis.fr
"Un Portrait de Guillaume Apollinaire" , 1913. Inséré dans la 1re édition d’"Alcools", poèmes de Guillaume Apollinaire.
Un dessin de la période cubiste de Picasso.
"Le Poussin", mai- juillet 1907, bois gravé au ciseau. Épreuve sur papier vélin de récupération.
Picasso a très peu gravé le bois mais on peut voir à Tourcoing à la fois le dessin final (ci-contre) et la pièce de bois sculptée.
"La Colombe", janvier 1949, lavis sur zinc. Aragon voit cette œuvre dans l’atelier de Picasso et lui demande s’il peut s’en inspirer pour imaginer la silhouette de la colombe qui sera sur l’affiche du Congrès national de la paix.
Affiche "Amnistia", 1959, lithographie en couleurs, éditée par le Comité national d’aide aux victimes du franquisme.
Sur cette affiche, on voit la fameuse colombe de la paix dont le dessin avait été inspiré par la peinture ci-contre de 1949.

"Il y a un art de l’inachèvement chez Picasso"
Le Musée des beaux-arts de Tourcoing révèle ses talents d’illustrateur, notamment. L’occasion de parler, avec Johan Popelard, conservateur du Musée national Picasso-Paris et commissaire de l’expo du génie de Picasso.
Il demeure toujours une excitation autour de Picasso. Les expositions le concernant connaissent un grand succès. Est-ce parce qu’il a été prolifique ?
C’est l’un des aspects de la réponse. Ce n’est pas une question de quantité, mais c’est la nature de son œuvre. Il possède ce caractère iconique pour l’art moderne - qui remonte à son vivant et que l’on voit dans la presse de l’époque. Peu d’artistes sont capables de rivaliser avec lui en matière de connaissance dans les imaginaires. Car il est prolifique - on compte 60 000 œuvres, ce qui est exceptionnel -, et n’a de cesse de se renouveler. Il faudrait presque mettre le nom de Picasso au pluriel pour se faire une idée de son œuvre : on est toujours surpris par ses grands écarts.
Le public de Picasso est aussi sous l’emprise d’une peinture presque incarnée.
De fait, il y a beaucoup d’autoreprésentations de Picasso au travail. Dans Le Peintre et son modèle (exposé à Tourcoing, NdlR), il s’agit d’un autoportrait, comme à travers chacune de ses représentations d’un peintre générique dans ses toiles. Picasso se montre au travail où l’on voit l’engagement du peintre. On ne peut pas désolidariser l’œuvre de Picasso de sa vie. Sa vie et son œuvre, c’est la même chose…
… Et quand il s’arrête de peindre, il meurt ?
On peut le dire aussi dans l’autre sens. On a de très beaux autoportraits à la fin. Quant à certains livres illustrés (exposés à Tourcoing, NdlR), c’est au-delà de sa mort : certaines éditions sont posthumes.
À Tourcoing, ce qu’on montre de Picasso est moins connu du grand public. Il y avait la volonté de votre part de montrer autre chose que le travail du peintre ?
C’est une partie de son œuvre qui est moins connue, et moins montrée, pleine d’expérimentations techniques. Ces travaux montrent aussi que Picasso n’est pas un génie solitaire qui œuvre seul, mais qui travaille aussi en amitiés, en association avec des écrivains, des poètes, des éditeurs, des imprimeurs…
À Tourcoing, on découvre aussi un Picasso qui maîtrise pléthore de techniques. Tel un artisan, il maîtrise la linogravure, l’aquateinte au sucre… De chaque technique, Picasso sait ce qu’il peut obtenir ? Connaît-il bien les effets de ses outils ?
Oui, il connaît, mais il invente aussi des techniques et tire parti d’éventuels accidents. En fait, on sait qu’il a une grande maîtrise des techniques après une phase d’apprentissage rapide et qu’il prend plaisir dans la gestuelle des différentes techniques. Graver à la gouge un plateau de linoléum, des plaques de cuivre, c’est aussi une histoire de contact physique avec la matière.
Cherche-t-il à utiliser l’outil jusqu’à une certaine idée de la perfection, comme si son but était que l’œuvre ne soit pas tout à fait finie ?
Il y a un art de l’inachèvement chez Picasso qui n’est pas subi mais choisi. Ce qu’on voit, c’est le point qu’il a voulu atteindre. Et l’erreur des peintres moins expérimentés serait de vouloir parfaire leur œuvre, d’aller trop loin, au-delà du point d’équilibre. C’est toute l’histoire du Chef-d’œuvre inconnud’Honoré de Balzac. Le peintre de la nouvelle de Balzac recherche la perfection de son chef-d’œuvre, il veut aller plus loin et faire sortir la femme modèle de son tableau. N’y parvenant pas, il détruit le chef-d’œuvre. À la fin, il ne reste plus qu’un pied, mais quel pied ! Cela dit aussi que la perfection n’est pas de ce monde.
Picasso dit aussi - c’est ce que l’on voit dans l’expo actuelle du musée parisien consacré à Picasso - que la peinture agit comme un médium qui pourrait le guérir de sa propre folie. "Des toiles d’exorcisme", en quelque sorte. Picasso peint-il pour se guérir ?
On ne sait pas pourquoi il peint. Il s’est peu exprimé sur le sujet. Nous possédons surtout des propos rapportés et apocryphes. Et donc beaucoup d’intermédiaires. Étant donné l’œuvre multiple de Picasso, chacun des miroirs tendus renvoie à une image différente de l’artiste. Bref, on n’en a jamais fini avec Picasso.
Picasso avait-il une volonté d’être compris ?
Cela l’intéresse d’être regardé. Mais on sait aussi qu’il allait très peu aux vernissages de ses propres expositions. Il se renseignait sur ce qu’on disait de lui. Il était abonné à une agence de revue de presse personnalisée. Mais il n’a jamais essayé de ressembler à l’image qu’on avait de lui. Il a toujours fait le pas de côté. Et, tout d’un coup, les gens qui croyaient le connaître pouvaient dire : "ce n’est pas le Picasso que je connais".
L’apparition du cubisme, par exemple, en 1907 a dérouté bon nombre de collectionneurs qui, jusque-là, avaient vénéré sa période rose.
Il est fascinant pour cela, car c’est aussi un peintre qui n’a pas été toujours aimé. Picasso peut même parfois encore fâcher les esprits… Peut-être parce qu’il révolutionne ?
Picasso a surpris. Il a heurté. Il a suscité, au début, comme d’autres, bon nombre de caricatures. Mais il était aussi très aimé et les gens viennent encore voir Picasso. Et ce n’est pas une histoire de compréhension. Personne ne comprend tout à fait, ou, disons, tout le monde peut comprendre à sa manière.
On parlait, à l’instant, du travail du peintre, mais il y a aussi un travail du spectateur : la peinture nous fait travailler. Il y a quelque chose en nous qui travaille quand on regarde. Il y a une force sensuelle et physique dans le travail de Picasso et ce n’est pas simplement quelque chose qui passe par le cerveau, c’est quelque chose qui passe par l’œil et a trait à la sensibilité.
Qu’avez-vous encore à dire sur Pablo Picasso ?… Des choses que vous savez, et que nous ne savons pas encore.
Chacun découvre un peu de lui-même en découvrant ce qu’est Picasso. On a tous toujours à apprendre de nous dans le travail que nous fait vivre l’art. Et il est l’un de ces artistes qui est le plus susceptible de nous faire travailler notre regard.
Son travail agit un peu comme un miroir qui parlerait de nous ?
Des miroirs, je dirais. On n’y retrouve pas son image, mais, à travers le regard, la pensée, le corps, il y a quelque chose qui se passe.Aurore Vaucelle, à Paris