La grande exposition à Gand sur Jan Van Eyck est une splendeur à ne pas rater
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Publié le 29-01-2020 à 10h44 - Mis à jour le 30-01-2020 à 08h35
Jamais plus, on ne découvrira, réunis ainsi, autant d’oeuvres de lui et placées dans le contexte de leur époque avec les tableaux des grands peintres qui furent ses contemporains.
La grande exposition du musée des Beaux-Arts de Gand, Van Eyck, une révolution optique, tient toutes ses promesses. La visiter est un bonheur absolu. On y admire une centaine d’oeuvres dont dix panneaux détachés de l’Agneau mystique et qu’on peut observer de tout près pour la première fois, presque les toucher (!), une douzaine d’autres tableaux de Van Eyck (plus de la moitié de l’oeuvre conservée), des dessins, des oeuvres venues de son atelier, des tableaux de grands contemporains flamands et italiens (Fra Angelico, Masaccio, Gozzoli, etc.).
Mais ce sont les tableaux de Jan Van Eyck qui fascinent au point de susciter en nous un tremblement, une émotion si intense qu’on en frémit. Dans La Prisonnière, Proust montre que c’est possible, racontant comment l’écrivain Bergotte s’écroule d’émotion devant la Vue de Delft de Vermeer et son « petit pan de mur jaune ».
A voir les Van Eyck rassemblés ainsi pour la première et sans doute dernière fois, on comprend à quel point l’art peut bouleverser.
Dès le début du parcours, on est confronté aux Adam et Eve de l’Agneau Mystique détachés du polyptyque et disposés à notre niveau, les premier nus à taille humaine de l’Histoire de l’art au nord de l’Europe. Ils semblent vivants et prêts à sortir du tableau. Adam a déjà son pied qui s’avance vers nous hors du cadre, son front est ridé, ses veines apparaissent sous la peau des mains, les poils semblent avoir été peints un par un, il a les joues rougies de la honte d’avoir été chassé du Paradis et le regard perçant. Eve tient en main non pas une pomme mais un cédrat, un agrume qu’on appelait pomme d’Adam.
Perfection
On est tout autant fasciné en découvrant sur l’autre face de ces deux panneaux, la scène si simple d’une cruche accrochée au-dessus d’une bassine. Van Eyck en a rendu le volume, la lumière qui se reflète sur le cuivre et dont l’éclat paraît suivre nos yeux. En bas, à droite de chaque panneau, il a peint l’ombre qui se poserait sur le tableau quand il est accroché à la chapelle Vijd de la cathédrale Saint-Bavon.
La première chose qui frappe est donc cette perfection dans le rendu de la réalité et de la lumière. On comparait alors Van Eyck à Apelle le peintre mythique de l’Antiquité qui peignait si juste que, disait-on, les chevaux hennissaient en passant devant ceux qu’il avait peints.
On le voit encore davantage dans un chef-d’oeuvre inouï, à peine plus grand pourtant qu’une carte postale: Saint François recevant les stigmates. Le rocher est si exact qu’on a pu le retrouver le long de la Meuse (Van Eyck est né à Maaseik), y compris avec les fossiles et les mousses qu’on voit ! Alors que les peintres se contentent de représenter comme nuage le seul cumulus, Van Eyck en a peint les diverses sortes y compris ici le cirrus uncinus. Le petit paysage au fond, est sublime, avec devant, un lac où navigue une barque.

Als ik kan
Il y a 70 sortes de fleurs sur le panneau central de l’Agneau mystique toutes identifiées par les botanistes. Quand on a surpeint, les fleurs ajoutées devenaient anonymes. La précision des visages et des peaux des deux donateurs de l’Agneau mystique (Joos Vijd et Elisabeth Borluut), comme pour le tableau avec le chanoine van der Paele à Bruges, est telle qu’un médecin peut diagnostiquer leurs maladies et leurs âges.
Le premier tableau connu de Jan Van Eyck (né à Maaseik en 1390 mort à Bruges en 1440) fut l’Agneau mystique considéré d’emblée comme un chef-d’oeuvre absolu et sur lequel il aurait travaillé douze ans de 1420 à 1432. On ne sait rien de son apprentissage, de ce qu’il a fait avant pour arriver à ce point de perfection (fut-il miniaturiste?).
Il était très sûr de son talent, signant -c’était exceptionnel à cette époque- ALC IXH XAN (Als ik kan, « je m’efforce de peindre le mieux que je peux »). Philippe le Bon pour qui il travailla comme « valet de chambre » disait-on, quasi un ministre, l’a peut-être envoyé en mission secrète à Jérusalem et l’a certainement mandaté pour faire à Lisbonne deux portraits de sa possible fiancée Isabelle de Portugal. On conserve un texte du duc de Bourgogne demandant qu’on fasse tout pour garder Jan Van Eyck a sa Cour. Un siècle plus tard, Philippe II voulait tant avoir l’Agneau Mystique qu’il en fit faire en 1557 une copie (à l’expo aussi) par Michael Coxcie.
Grand érudit
Jan Van Eyck était certainement un érudit, un pictor doctus, au courant de la science de l’optique qu’il applique parfaitement même s’il n’a pas laissé de codex scientifiques comme le fera plus tard Léonard de Vinci.
Dans La Vierge à la fontaine, merveille de beauté et de douceur, il parvient à peindre l’eau qui tombe de la fontaine et, à nouveau, la réverbération sur le cuivre. Dans L’Annonciation il faut bien observer comment la lumière venant de la droite diffracte sur le bâton de verre de l’ange et ruisselle sur la rangée de perles de sa tunique selon une séquence calculée au plus juste.
Magnifique portraitiste comme le montre toute une salle de l’exposition, il a participé au débat sur quel est l’art le plus grand, la peinture ou la sculpture? Il a peint en grisaille, en 3D, les deux Saint Jean de l’Agneau mystique et le diptyque de L’Annonciation parvenant à rendre parfaitement les volumes, jusqu’à peindre l’ombre que fait la « sculpture » qu’il a peinte sur un fond de marbre noir. Pour lui, la peinture gagne et il le démontre en ajoutant une colombe au-dessus de la Vierge, détachée, ce que la sculpture ne peut faire.


Illusion mystique
Pour atteindre cette perfection, Jan Van Eyck n’a certes pas inventé la peinture à l’huile comme l’ont dit ses premiers exégètes mais il a considérablement amélioré cette technique préparant autrement pigments et siccatifs nouveaux pour sécher la peinture, permettant alors de peindre autrement, jusqu’à représenter l’or sans or. Son travail en glacis, en couches successives (jusqu’à sept couches) donnait la profondeur, faisait jaillir la lumière de la couleur elle-même.
En 2012, une exposition au Boijmans Van Beuningen à Rotterdam montrait bien à la fois que Van Eyck s’appuyait sur des prédécesseurs, mais aussi qu’il apportait une révolution complète, surgissant brusquement comme génial.
Mais aussi belles et réalistes que soit ses peintures, ce ne sont jamais des photographies.Ce sont des reconstructions faites au départ de scènes réalistes. Chez Van Eyck, ce réalisme absolu est une illusion qui vient concurrencer la réalité et se nourrit de hautes considérations philosophiques. Avec Jan Van Eyck, le monde divin est inscrit dans notre monde, au coeur de notre réalité, alors que chez les peintres italiens de son époque le divin est détaché de nous, dans un autre monde. Emile Verhaeren disait que les tableaux de Van Eyck étaient « une explication du monde ».
Au-delà du réalisme sidérant, c’est donc bien l’impression de pénétrer dans un autre monde, vivant, devant nous, d’une fulgurante beauté, qui vient nous faire trembler.
Flandre-Italie: deux visions
L’exposition est une plongée progressive dans le monde de Jan Van Eyck, dans une scénographie aérée qui permet de découvrir pleinement les chefs-d’oeuvre. Elle débute par des rappels historiques de la vie de Van Eyck, du contexte de Bruges au XVe siècle, avec le portrait de Philippe Le Bon par van der Weyden et des objets d’alors qu’on retrouvera exactement reproduits chez Van Eyck.
Une immense et superbe tapisserie de Tournai ouvre les chapitres de l’exposition, chacun centré sur des oeuvres de Jan Van Eyck: Le péché originel et la Rédemption, L’espace, Les saints dans le paysage, Mère et enfant, La parole de Dieu, L’architecture, La statue peinte, L’individu, Le portrait divin.
Le musée de Gand a pu obtenir de nombreux prêts qui permettent de confronter Van Eyck aux tableaux de son atelier (celui-ci a continué après sa mort, tenu par la veuve de Van Eyck, Margareta van Eyck, dont on admire le portrait à l’expo), De formidables manuscrits enluminés accompagnent toute l’exposition de même que des sculptures souvent polychromes venant concurrencer la peinture.
Mais ce sont surtout les Italiens qui sont intéressants. On découvre les peintures de contemporains de Van Eyck Uccello, Fra Angelico, Domenico Veneziano, Masaccio). Il faut bien observer par exemple la magnifique Madonne aux anges de Benozzo Gozzoli peinte peu après la mort de Van Eyck. Comme pour tous les Italiens, c’était encore une peinture à la détrempe (Tempera) qui ne permettait pas les nuances de l’huile. Mais plus fondamentalement, si les Italiens maîtrisent la perspective, introduisent le paysage, ils montrent un monde divin, idéalisé, détaché du nôtre, presque abstrait dans le cas de ce tableau de Gozzoli, aux antipodes du monde de Van Eyck profondément incarné dans notre vie.