Latifa Echakhch, le grand paysage mélancolique de nos luttes
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Publié le 05-02-2020 à 08h34 - Mis à jour le 06-02-2020 à 15h21
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Choisie par la Suisse pour Venise, Latifa Echakhch propose une très forte exposition au BPS 22.
Le hasard fait bien les choses. Au moment où s’ouvrait la rétrospective événement de Latifa Echakhch au BPS 22 de Charleroi, sa première grande exposition en Belgique, on apprenait que l’artiste qui vit à Fully, près de Martigny depuis 2012, représentera la Suisse à la prochaine Biennale de Venise. Un choix qui ravit Lionel Bovier, directeur du Mamco à Genève, pour la qualité de l’artiste, mais aussi de voir la Suisse de l’ultra nationaliste-conservateur Christof Blocher, choisir une femme, de plus de nationalité marocaine et posant les questions de l’identité et des luttes.
Née au Maroc en 1974, Latifa Echakhch arrivait déjà en France à 3 ans avec ses parents alors analphabètes. Cet héritage culturel, devenu lointain, se retrouve dans son travail comme les idées de traces, de poésie d’un temps révolu, de fantômes, de souvenirs des luttes.
En quelques années, elle s’est imposée, exposée à la Biennale de Venise 2011 avec de grands mats pour drapeaux, mais de guingois et sans drapeaux, symboles des tempêtes nationalistes. Prix Marcel Duchamp en 2013, choisie par Pinault, représentée par Kamel Mennour (Dvir Gallery en Belgique).
Exemplaire de son travail (une version est au BPS 22) est A chaque stencil une révolution, où elle couvre les murs de papier stencil, celui utilisé jadis pour les tracts révolutionnaires. Elle jette dessus de l’alcool qui fait ressortir le bleu « Klein » de l’encre qui dégouline aussi jusqu’au sol, vision belle et poétique des révolutions possibles.
Paysages romantiques
L’expo au BPS 22 est divisée en deux salles très différentes. La Halle propose une déambulation dans un paysage dévasté, comme ceux romantiques de jadis avec des ruines, paysage peuplé ici d’objets banals qu’il faut prendre le temps d’observer: readymades chinés, tirés de sa vie, flashes surgis de sa mémoire et nourrissant la nôtre.
Six grands rideaux peints divisent cette scène théâtrale, à moitié effondrés, annonçant une catastrophe qui vient d’avoir lieu ou qui menace. Ils sont peints de manière réaliste avec des vues d’une piste de Zaventem à l’aube, du site de Carsid à Charleroi, de Hong Kong ou du Lac Léman.
On peut s’asseoir sur d’anciens bancs venus de la prestigieuse Documenta d’art de Kassel. Latifa Echakhch aimait qu’on puisse se reposer là où tant d’artistes se sont assis avant nous.
Au sol, on découvre des tapis réduits à leurs contours: tapis de prières? Cadres de tableaux monochromes disparus ? L’artiste, en poète, laisse ces questions ouvertes. Une longue gouttière amène l’eau de pluie à une petite théière, rappel du geste de l’oncle Saïd récoltant la rare eau du Maroc. Mêlant poétique et politique, elle a présenté cette oeuvre en Israël comme symbole de la guerre de l’eau entre Palestiniens et Israéliens.
A terre aussi, un tapis de brocanteur couvert des débris de verres à thé marocains. Traces d’un passé révolu comme sur ce podium où s’entassent costumes et instruments d’une fanfare absente, ou ces objets usuels devenus fantômes sous leur couverture de drap blanc. Objets très politiques parfois comme cette déchiqueteuse découpant la partition de la Marseillaise pour cette France qui n’accepte pas ses minorités.
Beaucoup d’objets, jusqu’à la verrière, sont envahis par l’encre noire, celle du « lait noir de l’aube » dont parlait le poète Celan, le noir de l’oubli qui couvre notre mémoire, celui de l’encre des poètes qui pèse lourd comme le démontre une balance déséquilibrée par l’encre ou ces chapeaux melon de Magritte remplis de noir.

Trois fresques monumentales
Si la Halle peut désarçonner le visiteur, la seconde salle envahie de ce « lait noir », très réussie, frappe d’emblée. Du sol au plafond, tout est noir sauf trois grandes fresques murales, rondes. En plus du Bleu stencil, Latifa Eckhakch a peint un grand ciel bleu avec nuages, peinture qu’elle a ensuite, en partie, cassée laissant les débris au sol. C’est le ciel fracassé de nos utopies, comme sa seconde fresque où elle a peint (et en partie détruit) un hommage aux foules manifestant à Alger, Istanbul ou Paris. Elle se demande ce qui émergera du chaos actuel.
Sur des colonnes noires d’encre de Chine, elle a posé des objets de son enfance (coquillages, album de photos…) recouvert d’encre, ce « soleil noir de la mélancolie ».
Latifa Echakhch, au BPS 22, jusqu’au 3 mai