Le peintre qui déchaîne la peinture et dévoile le Mal
L’écrivain Yannick Haenel dans une étude incandescente et magnifique du peintre Adrian Ghenie.
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Publié le 09-04-2020 à 09h49 - Mis à jour le 10-11-2020 à 14h17
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L’écrivain Yannick Haenel dans une étude incandescente et magnifique du peintre Adrian Ghenie.
Dans son livre précédent La solitude Caravage (chez Fayard), l’écrivain Yannick Haenel (Prix Médicis, Interallié, Décembre) racontait comment il avait été frappé comme par la foudre, par Le Caravage. Son livre, somptueusement écrit, était un dialogue entre un regardeur, une oeuvre et un artiste. Comment un tableau peut nous scruter vertigineusement, nous confrontant à la fois à la jouissance et à l’obscurité, au mystère d’être en vie.
Il poursuit aujourd’hui cette méditation aux tréfonds de la peinture, de l’humain et du mystère du Mal avec une étude superbe publiée chez Actes Sud sur le peintre contemporain Adrian Ghenie. La pandémie qui nous assaille nous plonge au coeur même de notre fragilité que le peintre exprimait déjà avec tant de force, montrant que le virus nous attaque en fait, depuis bien longtemps.
Adrian Ghenie est né en Roumanie en 1977, est sorti de la célèbre école d’art de Cluj et vit aujourd’hui à Berlin. Il représentait la Roumanie à Venise en 2015. En quelques années à peine, il est devenu un des peintres contemporains majeurs, parmi les plus cotés par le marché. Un de ses tableaux s’est vendu 9 millions de dollars en 2016.
Lors de la dernière Biennale de Venise, la Fondation Cini exposait ses nouvelles peintures qui étaient autant d’essais sur les thèmes du pouvoir et de la corruption des chairs humaines. Avec des déformations extrêmes, des giclements de couleurs, un mélange de réalisme et d’abstraction, de beauté et d’ironie. Trois tableaux évoquaient même Trump avec sa mèche de cheveux mais le visage effacé par la violence des couleurs.
Dans la lignée de Bacon
La galerie anversoise Tim Van Laere fut une des premières à montrer son travail il y a 12 ans et prévoyait une nouvelle expo de lui le 14 mai mais qui a dû être reportée.
Son travail est souvent comparé à celui de Francis Bacon. Voir un Adrian Ghenie c’est comme pour Bacon, assister à la brutalité du réel, participer à l’irruption de la vie même, mêlée à la mort. C’est voir ce qui est caché. Ce sont des chairs à vif comme écrasées, décomposées, jusqu’à n’être plus que des ectoplasmes. Mais une beauté forte s’en dégage. Ghenie comme Bacon nous offre des images comme des oracles, des questions sans réponses.

Yannick Haenel a choisi de commencer son étude par la série The Collector, qui est comme un manifeste. Le Nazi Goering est dans une chambre remplie des tableaux dont il s’est emparé. Tout est dans les rouges magnifiques mais sanglants, comme une chair à vif. Adrian Ghenie poursuit, en allant plus loin, le Rembrandt qui avait peint un Boeuf écorché.
« Sur les murs de Goering, écrit Yannick Haenel, la peinture est non seulement inaccessible, mais souillée par le néant. Il est logique, nécessaire, terrible aussi, pour un peintre dont la tâche consiste à délivrer la peinture de son envoûtement, de rouvrir la chambre rouge, de s’introduire au coeur du mal, et de soutenir le regard de son fossoyeur. » Adrian Ghenie veut délivrer la peinture des gueules damnées qui la possèdent.
« Une surface peinte dispose une trouée dans le visible par laquelle surgit une violence dont on n’a pas fini de mesurer l’impact. Chaque toile de Ghenie rouvre la boîte de l’Histoire. »
Avec un extrême virtuosité, Ghenie va s’atteler à cette tâche en s’emparant dans des séries de tableaux de personnages de l’Histoire dont: Hitler pour la politique, Darwin pour la science et Van Gogh pour la peinture.
Hitler, Darwin et Van Gogh
Il montre Hitler sur sa terrasse de son nid d’aigle ou dans son bureau. Mais Hitler y est humilié par la peinture car strié de giclées de couleurs, ou portant une robe de femme qui lui nie sa virilité triomphante. Comme Chaplin avait humilié le Dictateur.
Darwin est montré méditant devant l’eau, sur le monde comme il va: « L’espace autour de lui s’effondre. Que voit Darwin au bord du fleuve ? Le crépuscule des idées? La fin de l’homme? »
Mais c’est à Van Gogh que Ghenie s’intéresse surtout et s’identifie. Il a multiplié les portraits de Van Gogh, ou les autoportraits en Van Gogh, aux visages explosés par les couleurs. Van Gogh qui n’a fait que « regarder fixement le soleil et la mort, pratiqué un art de l’impossible. »
Ghenie détruit les visages par la peinture, dans sa série qui reprend les batailles de tartes à la crème des films muets de jadis pour en faire un opéra de couleurs, qui efface les regards, plongeant l’humain dans une nature entière qui se soulève en une tempête. Ghenie avait vu dans son enfance le danger du culte à Ceaucescu incarné par son visage.
Ghenie, comme Bacon l’avait fait, repart alors de Van Gogh et interprète un tableau majeur détruit pendant la guerre, Le peintre sur la route de Tarascon, où Van Gogh se liquéfie au soleil devenant une ombre floue. Bacon disait déjà qu’il y a « un feu dans la tête de Van Gogh qui embrase l’histoire entière de la peinture ». Pour Yannick Haenel, Ghenie a repris le flambeau, plus radical encore.
Yannick Haenel, Adrian Ghenie, Déchaîner la peinture, Actes Sud, 224 pp., Prix: 37 €