Johan Muyle : l’état du monde en questions
Le Mac’s au Grand Hornu va ouvrir le 20 décembre une exposition rétrospective de Johan Muyle.
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- Publié le 20-11-2020 à 17h01
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L’ouverture de l’exposition Johan Muyle (63 ans) prévue fin novembre a été postposée à cause du coronavirus, mais l’expo devrait bien se dérouler, du 20 décembre au 19 avril, un évènement.
Ses expos à Bozar, au BPS 22, à la Centrale, comme à l’étranger, furent chaque fois des voyages fascinants dans un univers singulier, reflet de notre humanité.
Il réalise des allégories énigmatiques qui nous interpellent sur l’état du monde et ses contradictions, depuis ses modestes assemblages fabriqués avec l’aide des artisans des rues de Kinshasa jusqu’à ses motos customisées en passant par ses peintures monumentales confiées aux peintres affichistes de Madras.
Avec des objets glanés et achetés çà et là, il fait des sculptures ironiques, signifiantes, souvent animées par de petits moteurs.
"La crise du Covid nous a bien sûr touchés, nous dit-il, mais l a réalisation du projet est en chantier depuis bien plus d’un an, le montage se déroule sans encombres, en toute sécurité. L es nombreuses constructions prévues pour transformer le musée et l e livre édité par Mercator avec un texte de Denis Gielen sont en voie d’achèvement . "
L’expo a comme titre No Room for Regrets (Pas de place pour les regrets). "J’aime donner à mes œuvres et mes expositions des titres à interprétations multiples. L’exposition du Mac’s est comme un regard dans le rétroviseur pour relire ce que j’ai réalisé en 35 ans et y porter un regard contemporain, volontairement un rien "iconoclaste". Une œuvre comme L’Impossibilité de régner (1991) avec un roi Baudouin qui pleure de vraies larmes, se revoit avec une nostalgie encore accrue, une compréhension amplifiée, une modification de sens. Le Rhinocéros (rappel de Dürer) sur roulettes se retrouvera au centre d’une arène dans laquelle les visiteurs pourront pénétrer. On découvrira aussi de grandes installations produites pour l’occasion et d’autres inédites car jamais montrées en Belgique."
Rétro-prospective
Le philosophe situationniste Raoul Vaneigem disait des machines de Muyle : "Il faudra que les hommes redécouvrent l’audace de leur simplicité enfantine pour balayer d’un éclat de rire les pitreries religieuses, idéologiques, politiques. Rendue aux mains de l’enfance de l’art, la machine réinvente l’imprévisible avec les engrenages du prévisible."
L’expo est aussi, ajoute Johan Muyle, une "rétro-prospective avec des sculptures et installations neuves dont une r éalisation monumentale occupant la grande salle carrée du Mac’s."
Vraiment pas de regrets ? "J’ai toujours fait miens les oxymores pour être au plus proche de la réalité complexe des choses. Bien sûr, les utopies que j’ai pu évoquer avec la pensée d’Edouard Glissant ou en prenant une bière avec Raoul Vaneigem semblent s’éloigner de nous, mais laissons le temps faire son œuvre, elles reviendront."
"Je viens d’une famille d’artisans où la culture n’occupait pas une place prépondérante . Il m’a fallu du temps pour apprivoiser la pensée poétique et celle métaphorique des images, pour arriver à créer des œuvres qui posent des questions dont les réponses ne sont que de nouvelles questions. Dans m a sculpture, au départ, chaque élément a un sens induit propre, mais si je les rapproche, un autre sens apparaît, une nouvelle pensée émerge . "
"Il m’a fallu du temps pour que j’accepte qu’on m’appelle un artiste. Mais, depuis, je le vois comme étant la reconnaissance de ce luxe inouï qu’à l’artiste d’exercer un métier où il s’agit de regarder le monde, de le donner à voir au travers du prisme de son propre regard."
Percé d’une flèche
Une œuvre récente, Le Tireur d’épine (2017), reprend la célèbre sculpture antique mais chez Muyle le corps de l’homme est percé d’une flèche et placé sur un brancard. "Nous avons eu cette chance de ne pas avoir connu de conflits sur notre territoire depuis des décennies. D ans la situation Covid qui est la nôtre, par extrapolation, je mesure la force dévastatrice des deux guerres du XXe siècle. Nous vivons dans une société où tout est régulé, où l’imprévisible n’est pas une composante acceptable, où la sérendipité n’est pas de mise, où chaque crainte achète son assurance. Nous sommes donc réduits à nous préoccuper de petites épines dans le pied sans voir que nous sommes transpercés par une flèche, fût-elle en or."
"Je remarque que ces dernières années, la pensée et le questionnement sont de moins en moins présents dans l’art actuel qui devient plus décoratif comme pour éluder les questions de notre responsabilité vis-à-vis de l’humanité ."
Johan Muyle cite l’ultime nouvelle de Kafka Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, pour relativiser ce qu’on appelle la "gloire" de l’artiste. Chez Kafka, les performances de la chanteuse n’ont une valeur artistique que quand le public les aime, quand cela le distrait. Si elle doit casser des noix pour amuser son public, celui-ci en retour la consacre alors comme une grande artiste.
Johan Muyle, lui, continue à interroger le monde et proposera, à l’entrée de l’exposition, une performance (répétée plusieurs fois durant l’expo ou documentée sur vidéo) avec la complicité de sa compagne et d’une comédienne amie de longue date qui "interrogeront la nécessité de rester vigilants, car il convient de refuser de marcher en file indienne (" Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne" disait Achille Chavée). S’il est certes nécessaire de donner une réponse sanitaire adéquate à la situation, je suis questionné par ces nouvelles formes de pouvoir qui ont fait leur apparition : l’expert politique et l’expert scientifique. Je comprends la nécessité de l’expertise mais je reste attentif."
En mars, il écrivait que "l’homme est devenu une menace pour l’homme sans qu’il lui soit nécessaire de tendre les poings ; il suffit d’un baiser, d’une poignée de main, d’un souffle."
"La crise sème le désarroi, on me dit qu’il est devenu incongru, voire dangereux, de prendre mes petits-enfants de trois ans dans mes bras mais obligatoire de poursuivre le contact humain dans le seul contexte économique".
Le voyage
Au Mac’s, il évoquera aussi des figures de résistance comme les mères de la place de Mai en Argentine ou encore les Moustache Brothers en Birmanie.
"J’aime ces ‘figures’, leurs attitudes singulières sont des formes d’art. Je suis peu inquiet du devenir de la terre et de la vie. Si je peux me permettre un peu d’ironie, seule notre humanité est appelée à disparaître, ce sera le cas si l’homme ne fait pas rapidement les gestes d’intelligence qu’il convient. "
Johan Muyle après avoir tant voyagé est contraint de rester chez lui : "Dans les voyages, ce n’est pas tant la différence qui m’intéresse que les projets partagés. L’identité n’a pas de sens si elle n’est pas multiple et pourtant la ‘fulgurante’ beauté réside dans le rapprochement et la compréhension de ce qui nous est commun. Dans mes voyages, j’ai beaucoup appris de moi-même au travers des autres, j’ai expérimenté l’ailleurs. À Kinshasa, en côtoyant Chéri Samba (nous sommes nés en 1956 de chaque côté du monde) , en mettant à l’épreuve de l’Afrique mes ‘visions’ d’humaniste en chambre et en travaillant en Inde avec les derniers peintres affichistes, en passant en Argentine, en exposant au Chili quelque temps après la chute des dictatures, en parcourant le Cap-Vert pour me rendre compte que les îles ne sont que de petits points émergents des abysses."
"Quand le moment le permettra à nouveau, je me chercherai de nouvelles géographies, j’y retournerai main dans la main avec un ultime devenir."