En art, "Le spectateur aussi doit participer"
D’un écran de fumée, Jean Boghossian fait surgir des paysages intérieurs.
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Publié le 17-01-2021 à 10h44 - Mis à jour le 17-01-2021 à 10h45
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À l’intersection de la rue Gachard et de l’avenue Louise, il faut pousser la porte pour se retrouver confronté à la colonnade d’un palais imaginaire, né d’un nuage de fumées colorées. “Ce palais d’Aladin, comme sorti de la lampe magique, je ne suis pas sûr que je le sortirai encore”. Jean Boghossian retourne au silence qui prévaut à l’observation de la toile que nous regardons avec lui. On visite ce jour-là, en sa compagnie, l’exposition qui montre ses travaux récents.
L’artiste libanais – également initiateur de la Fondation Boghossian qui porte son nom – a déplié ici une nouvelle proposition artistique qui s’instaure dans la continuité de ses recherches autour du feu. Cela fait dix ans que Jean Boghossian collabore avec les flammes. “Je pensais qu’il m’occuperait six mois. Le feu m’a permis des découvertes extraordinaires. Je suis accro, il m’a accroché, le feu, il ne me lâche plus. Peut-être estime-t-il que je suis un médium qui énonce qu’il est autre chose que de la violence”.
Lequel des deux commande l’autre, dans ce duo qui relie l’artiste libanais aux flammes agissantes mais pas faciles à commander, difficile à dire… “Le feu, c’est un peu comme une femme qui dirige, même si parfois on cherche à s’imposer”. Mais on sent que Jean Boghossian est au moins tout autant intéressé par la maîtrise que par les surprises que crée cette prolifique relation incandescente.

Ne pas se laisser enfumer par le feu
Retour à l’immense toile frontale, construite avec deux éléments : le vide (la toile laissée vierge sous le pliage) et la fumée, désormais disparue, mais qui a laissé des traces.
Dans ces travaux précédents, Jean Boghossian avait montré la puissance du feu qui consume, qui taillade, qui strie en sillons de cendres. Ses toiles étaient attachées aux cimaises une fois cicatrisées.
Le feu créateur n’est plus le seul acteur du travail exposé. La fumée entre dans la danse. Et traverse la tableau pour en révéler la trame. Une toile préalablement pliée avec méthode. Puis, tel un alchimiste, l’artiste projette une fumée à laquelle il a ajouté des pigments, qui dessine, à la surface de la toile, des formes diffuses aux tonalités vert de gris ou mordorées. In fine, sur la trame du tableau, demeurent les résidus du travail préparatoire : les plis mis à nu de la toile de départ, mais aussi des pigments irrésolus qui sont restés à la surface du tableau.
“J’utilise aussi de la poudre explosive, mais attention, pas pour faire des bombes, pour faire de l’art”. Une démarche qui fait écho aux œuvres éphémères de l’artiste chinois Cai Guo-Qiang, adepte, lui aussi, du pyrotechnique. D’autres artistes ont déjà joué avec le feu, comme Burri, ou Parmiggiani. Mais ce qui frappe, chez Boghossian, c’est qu’il n’a pas cessé de jouer avec le feu. “Je négocie avec le feu, je cherche à programmer ce que je veux qu’il fasse […] Bien sûr, un accident est toujours possible. Un jour, j’ai jeté une toile hors de mon atelier, elle aurait pu faire tout brûler”.
Le feu qui allume une bougie
Et cependant, dans cette dernière expo, la tonalité a changé : le feu qui désagrégeait la matière est désormais l’élément diffuseur d’une fumée charmeuse qui dévoile des formes oniriques, moins brutales, plus paisibles. La lumière entre dans le tableau de Jean Boghossian, alors que jusque-là, la toile était toujours consumée par la flamme qui noircit.
Dans la pièce adjointe au hall d’entrée, dans ce curieux immeuble de coin, une autre toile, gigantesque, évoque les vitrages en alvéole d’un immeuble moderne. De ses fenêtres, s’échappent les fumées révélatrices qui font apparaître, ô miracle, une bougie de Gerhard Richter. On demande à Jean Boghossian s’il a titré cette œuvre.“C’est Untitled.Mais cela pourrait être Lumière, ou Fenêtre sur Beyrouth. “Il y a toujours, dans mon inconscient, la violence, celle que j’ai vécue à Beyrouth durant la guerre, celle d’Alep, toute la violence du génocide arménien. La fenêtre montre le monde, un monde qui, derrière la fumée, se laisse deviner”.

“L’art est la réponse”
On lui demande aussi si, en tant qu’artiste, il cherche à faire passer un message en particulier. Ou s’il aime savoir son spectateur libre de sa propre interprétation. “Dans l’art, il y a ce que l’artiste veut donner, et puis le spectateur, qui doit aussi participer. Je n’impose pas ma vision. Qu’il aime ou qu’il n’aime pas lui revient. Mais, selon moi, un bon tableau est un tableau dans lequel [le spectateur] peut voyager.
S’il ne titre pas ces œuvres, Jean Boghossian c’est donc aussi pour cela. Pour laisser le spectateur à sa contemplation personnelle. Par humilité, sûrement. Pour lui, personnellement, “l’art est un exorcisme”, une manière d’être au monde, bien qu’il ait mis du temps à oser se lancer dans une carrière d’artiste à part entière. “Vous savez, j’ai un handicap, celui de venir d’un autre monde, de ne pas être issu du circuit traditionnel de l’artiste”. C’est vrai qu’on le connaît joailler, diamantaire, et instigateur de la fondation d’art installée à la Villa Empain. Et à la fois, depuis 35 ans, Jean Boghossian passe tout son temps libre dans son atelier pour faire jaillir quelque chose qui n’a pas encore été dit. “En matière de peinture, on entend que tout a été fait. Mais ce n’est pas vrai. Sauf si ne veut pas faire la nuance…”.
Infatigable dans la recherche, (“je note mes idées, et ça me permet ensuite de bien dormir”), dans ce qu’elle peut apporter d’inédit. Et quand il n’est pas à son atelier, à inventer des formes qui agitent nos matières grises, il se balade incognito à la Villa Empain, (“Pratique, le masque !”) pour entendre ce que les visiteurs disent de l’art qu’on y expose.
Il en est convaincu : “Art is the Answer”. Et peut-être que c’est une boutade, peut-être, mais les solutions du monde doivent passer par l’art. Pour faire appel non pas à la raison, mais à la poésie, à la non-logique... L’art permet de faire partie du monde différemment”. Différent d’avant ? On prend !
--> Jean Boghossian, “Recent Works”, au 262 Avenue Louise. De 14h30 à 18h, du mercredi au samedi. et sur rendez-vous. Jusqu’au 28 mars. Infos : info@studioboghossian.com