Une machine peut-elle devenir Luc Tuymans?
Petite mais vertigineuse exposition à Bozar sur l’art et l’intelligence artificielle.
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Publié le 03-04-2021 à 08h44 - Mis à jour le 09-04-2021 à 10h07
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L’intelligence artificielle (AI) avance partout, aide aux hommes mais aussi danger potentiel pour nos libertés.
Peut-elle analyser l’intelligence d’un artiste et l’aider ? Peut-elle aider les visiteurs ou les critiques d’art en suggérant de nouveaux liens ? Risque-t-elle un jour d’être aussi créative que l’artiste ?
Le grand peintre anversois Luc Tuymans et le spécialiste depuis 40 ans de l’AI, Luc Steels, ont travaillé ce sujet depuis des années au départ d’un tableau de Luc Tuymans, Secrets, et le produit provisoire de leur étude (elle continue) est présenté à Bozar.
Il n’y a qu’une salle mais passionnante avec le tableau, trois vidéos où l’un et l’autre expliquent la démarche et ce qu’ils en tirent, et sur deux grands écrans, la visualisation très belle de leurs recherches.
On sait que l’IA peut « digérer » les chansons des Beatles ou les peintures de Rembrandt et par des variations créer ensuite à volonté de nouvelles chansons et tableaux semblables.
Mais il y a encore un abîme entre cela et créer quelque chose de neuf. Pour cela, l’IA doit être capable d’aller bien plus profondément dans le processus cognitif de l’artiste et dans la signification d’une oeuvre, de son ressenti, de l’émotionnel. On en est encore loin. Même si, à terme, rien ne l’exclut.

Albert Speer
Luc Tuymans et Luc Steels ont pris comme point de départ Secrets, le tableau de 1990 qui ouvrait la rétrospective Tuymans au Palazzo Grassi intitulée La Pelle (d’après La Peau de Malaparte).
Comme à son habitude, Tuymans partait d’une photo historique, celle d’Albert Speer, l’architecte et ministre d’Hitler pour en faire une image volontairement ambigüe aux contours estompés et où Speer ferme les yeux. Que signifie ce geste introduit par Tuymans : la honte ? La négation de ce qu’il a fait (« je n’ai rien vu »)`?
L’objectif de leur étude était: que se passe-t-il lorsque des algorithmes d’intelligence artificielle examinent des peintures ? Que voient-ils, ou ne voient-ils pas ? Sont-ils capables d’identifier ce que l’artiste a voulu représenter ?
Le premier exercice fut de voir si l’IA pouvait retrouver l’image de départ d’où Tuymans était parti. Un exercice déjà très difficile de retrouver les contours, les zones de couleurs. Cela donne une série d’images colorées visualisant les recherches de l’IA sur le tableau.
Mais le second exercice portant sur le processus cognitif de l’artiste est bien plus difficile encore. Des algorithmes d’IA peuvent-ils replacer ces éléments dans leur contexte culturel, politique et historique ? Peuvent-ils reconnaître les significations d’une œuvre sur la base de repères visuels et d’une connaissance qui leur a été « enseignée » ? Sont-ils à même d’identifier les motivations intrinsèques de l’artiste ?
Pour cela, Luc Steels a nourri l’ordinateur et ses algorithmes d’une foule d'informations supplémentaires: le titre du tableau, les explications du guide du visiteur à Venise, celles des autres tableaux présentés par Tuymans à Venise, les explications sur Malaparte, et sur son livre, sur le film qu’en fit Godard, etc.
Le résultat visuel à Bozar est une toile d’araignée sans fin de connections possibles pour expliquer un tableau a priori simple. Ces liens provenant de nombreuses sources tissent une toile toujours plus étendue de significations, démontrant que l’interprétation et l’expérience d’une œuvre d’art ne sont jamais terminées.
Luc Steels en déduit qu’il ne faut pas (encore) craindre l’IA: « L'esprit humain est si incroyablement complexe et riche que prétendre que nous pouvons le simuler grâce aux ordinateurs aujourd'hui relève de l’ignorance. C'est totalement sous-estimer ce que font les humains. »
Luc Tuymans est intéressé par l’IA qui peut apporter à l’artiste des correspondances auxquelles il n’avait pas pensé. « Ce qui m'intéresse, c'est de voir jusqu'où l’on peut aller avec l'intelligence artificielle. Mais que se passerait-il si un jour nous ne la contrôlions pas? L'intelligence artificielle peut-elle être alors la fin de la créativité humaine ? »

>>> Secrets, par le Bozar Lab, à Bozar, jusqu’au 2 mai