L’exemple inouï de la "Sainte Face" gravée en un seul trait
Les liens riches et étroits entre l’art et le rite, au centre d’une exposition au musée L de Louvain-la-Neuve. Les deux ont comme résultat de magnifier le pouvoir des objets. Une exposition qui ouvre à mille questions.
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Publié le 24-04-2021 à 09h13 - Mis à jour le 30-04-2021 à 17h29
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Comme musée universitaire avec des collections riches mais disparates, le Musée L de Louvain-la-Neuve est pleinement dans son rôle avec la nouvelle exposition qu’il présente dans sa galerie temporaire Art & Rite, le pouvoir des objets. Il a mobilisé pour cela des compétences de divers départements : anthropologie, histoire de l’art, Histoire… Les deux commissaire de l’exposition et autrices du riche catalogue, Anne-Marie Vuillemenot et Caroline Heering, sont professeure et chercheuse à l’UCL.
Cette (relativement) petite exposition est donc riche de sens et de questionnements, mettant en plus, en dialogues, des objets venus de culture radicalement différentes.
La question du décalage entre un art muséal et un art rituel, entre un art culturel et un art « cultuel », est posée d’emblée par une vitrine qu’on peut voir de deux côtés avec de très beaux objets. D’un côté, ils sont exposés sans explications, pour leur pure beauté esthétique, tandis que de l’autre côté on leur restitue leur origine et leur sens.
Les rituels dont parle l’exposition sont essentiellement religieux, mais tout peut devenir rituel, y compris cuire des crêpes ! Le rite magnifie un objet, lui donne du pouvoir, comme le musée peut le faire en lui donnant une valeur quasi religieuse, les musées étant devenus les cathédrales d’aujourd’hui. Marcel Duchamp a montré leur force jusqu’à la caricature en présentant en 1917 dans un cadre muséal, un urinoir signé R. Mutt et devenu, par sa seule place au musée, une oeuvre iconique du siècle. Significativement parmi les critiques qui ont fusé, il y eu des références religieuses, qualifiant Duchamp d’Antéchrist de l’Art.
La spirale
L’exposition au musée L est joliment scénographiée par « bulles » explorant chaque fois un thème et l’illustrant par des objets venus des collections du musée et de prêts.
On y trouve des oeuvres très étonnantes comme cette gravure de la Sainte Face réalisée en 1649 par le graveur français Claude Mellan. Un agrandissement autour de son nez montre que toute la gravure a été réalisée en un seul trait de burin s’étendant en spirale. Le burin était fixé et le graveur faisait tourner la plaque posée sur un coussin. Un seul trait dont l’épaisseur variait en fonction de l’enfoncement de l’outil dans la plaque permettant par les épaississements, de créer les zones d’ombres et le modelé du visage du Christ sur le voile de Véronique.

Un trait unique en spirale, éminemment mystique signifiant qu’à l’unique empreinte du Christ sur le voile de Véronique, à l’unicité de la Vierge et de Jésus, répond une œuvre faite d’une ligne unique ! Une devise en latin l’exprime au bas de la gravure: Formatur unicus una, non alter (Un Unique fait d’une Unique, par un autre).
Mellan utilisait le motif de la spirale qu’on retrouve dans plusieurs cultures comme celle de Papouasie-Nouvelle Guinée, et qui exprime le mouvement de l’énergie spirituelle, mais aussi la continuité entre la vie et la mort, la permanence de l’être.

On retrouve dans d’autres objets évoqués à l’expo, cette idée du geste performatif, où le travail artistique manuel crée l’art devenu comme une prière. Une vidéo montre des moines tibétains dessinant pendant trois jours un mandala de sable avant de le jeter à la rivière pour exprimer l’impermanence de la beauté.
Reliquaires à paperolles
La même idée se retrouve dans les tableaux-reliquaires à paperolles réalisés par des religieuses contemplatives. Ils sont réalisés à partir de minces bandes de papier, enroulées et frisées, dorées sur la tranche, formant des motifs luxuriants autour de fragments de reliques ou d’images pieuses. Ce lent bricolage était un rituel artistique et religieux à l’image des Jardins clos que les couvents de religieuses réalisaient au XV-XVIe siècle et qui ont disparu dans la vague iconoclaste, sauf à Malines où on peut encore voir les retables du couvent des Augustines.
Ils ont au centre, comme dans une grande boîte que les portes peuvent refermer, une évocation des jardins clos par une barrière. Une image des paradis où les religieuses pouvaient espérer vivre une relation amoureuse avec Jésus. Des jardins qui sont des pèlerinages spirituels avec des centaines de fleurs en fer, parchemin et fils de soie, des reliques diverses (os, terres, bois, sable ramené de pèlerinages), des peintures sur papiers pressés, etc. Un travail incroyable destiné aux seules Augustines.
L’exposition dresse des parallèles intéressants par exemple sur le voilement d’un objet pour protéger sa force. Chez les Tibétains, on voile les thangkas qui ne sont activés qu’à certains moments. Chez les catholiques, on voilait les statues de draps mauves pendant le temps de la Passion avant Pâques. Dans le rites de l’Eucharistie, on couvrait le calice de somptueux voiles brodés d’or et d’argent montrés à l’expo.

Le sublime retable de Grünewald à Issenheim ne s’ouvrait que pour les fêtes et pour les malades. La contemplation du retable devait participer au rétablissement des malades en leur offrant réconfort et consolation par l’espoir de la guérison transmis par la scène de la Résurrection.
La cloche du mariage
L’exposition aborde aussi le thème du Beau qui joue autant dans l’art que dans le rite, même si cette notion est éminemment relative. Le somptueux ostensoir Art Deco en cristal de roche créé pour le pavillon du Saint-Siège à l’Expo 58, et montré à l’expo, était destiné à susciter une émotion esthétique et donc spirituelle tout en affirmant la puissance de l’Eglise. A rapprocher d’une tout autre Hache-ostensoir, celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie.
Parmi les rituels, il y a celui du mariage. L’expo montre des objets célébrant ce qu’on appelait parfois, pour les mariées, « le plus beau jour de la vie »: robe somptueuse, bouquet de mariée séché mis sous cloche. Pour ce thème, le musée a ajouté une touche actuelle et décalée bienvenue avec la photographe Jacqueline Devreux qui livre sa version du mariage en se montrant enfermée, emprisonnée pour toute une vie sous une cloche, avec un partenaire qui ne lui correspond pas : ici une tête de cochon !

Les objets rituels conservés dans les musées perdent-ils impunément leur force d’origine ? Pas toujours comme le montre l’exemple (non évoqué à l’expo) du musée de San Pedro de l’Atacama au Chili créé par le père Le Paige. Dans son exceptionnelle collection archéologique, il y a 4000 crânes humains et 400 momies datant parfois de plusieurs milliers d’années. Ce sont des corps qu’on a découverts enterrés en position fœtale dans de grandes amphores et plongés sous terre. Longtemps, le musée exposait en son centre, la figure emblématique de San Pedro, surnommée Miss Chili : une momie recroquevillée avec deux longues tresses noires. Mais depuis 2007, toutes les momies ont été déplacées précautionneusement, dans la position rituelle, dans les réserves, à cause des demandes des populations indiennes qui ne voulaient plus, par respect pour les ancêtres, exposer des corps humains.
L’exposition ouvre ainsi à plein de questions, dont implicitement celle de la restitution d’oeuvres essentielles aux rites ou a l’histoire des pays où ils furent « accaparés ».
La danse de Pollock
L’expo n’aborde pas l’art contemporain riche de rituels se substituant aux rituels religieux. L'artiste étant souvent devenu après la « mort de Dieu » proclamée par Nietzsche, ce capteur d'infini, ce catalyseur des forces de la nature. Les actionnistes viennois (Nitsch) ou les performances de Marina Abramovic utilisent le sang de l'artiste ou de l'animal pour rejouer le rituel religieux.
L’oeuvre de Pollock résulte d’un rituel, d’une vraie « danse ». Tournant autour de sa toile posée au sol, avec la coulée de peinture du pot, sa danse devenait progressivement plus rapide, plus épuisante. Elle semblait sans fin, la fièvre de la peinture s’emparait de lui. Il s’y jetait à corps perdu, avec des mouvements devenant brusques, pris comme par une transe.
On sait comment Pollock fut très marqué dans sa jeunesse par sa rencontre avec les sculptures des Indiens de la Côte Ouest et fasciné par les rites chamaniques. Par cette danse, par ses gestes, la peinture passe directement des émotions intérieures à la main et à la toile, sans être freiné par le filtre de la pensée et de la raison.
A la fin de cette expo, on invite les visiteurs à revoir les salles permanentes à l’aune de ces multiples questionnements. Jeudi, le 29 avril, une journée d’études accessible en ligne, prolonge l’expo sur le thème de Rites et musées.
--> Art & Rite, au musée L de Louvain-la-Neuve, jusqu’au 25 juillet www.museel.be