Paris a un nouveau lieu magnifique pour l’art contemporain
Plusieurs fois reporté pour cause de Covid, la Bourse de Commerce-Pinault Collection s’ouvre samedi à Paris et est superbe. L’architecture minimaliste de Tadao Ando fait merveille et accueille des artistes qui interrogent le monde d’aujourd’hui.
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Publié le 18-05-2021 à 09h32 - Mis à jour le 18-05-2021 à 14h50
L’ouverture de la Bourse de Commerce-Pinault Collection est l’aboutissement très réussi d’un rêve et de la passion totale que François Pinault, 84 ans, cultive depuis des décennies pour les artistes contemporains et qui l’ont amené à acquérir une collection XXL de plus de 10000 oeuvres.
A côté de sa carrière d’entrepreneur devenu milliardaire (il a laissé ces dernières années, les rênes de son groupe à son fils François-Henri), il y a chez lui cet amour pour les artistes qui parlent d’aujourd’hui: « Chaque découverte m’a révélé des univers et des esthétiques différents, dit-il , m’a fait comprendre ce qui m’était étranger jusque là et a repoussé les limites de ce que je pensais devoir m’imposer. »
Très impliqué aussi dans le marché de l’art, ayant racheté Christie’s en 1998, tous ceux qui l’ont côtoyé, et d’abord les artistes, confirment l’oeil qu’il a acquis pour repérer des jeunes artistes (comme la jeune Américaine Ser Serpas née en 1995, exposée à la Bourse) et son goût pour être surpris, pour ce qui « gratte » et révèle du monde vu par ces artistes qu’il aime et qu’il connaît très bien. Quand il est intrigué ou séduit, il se rend fréquemment dans leur atelier, les observe, discute. Les artistes seraient d'ailleurs les seuls à le tutoyer et à l’appeler François.
Pour l’ouverture de la Bourse, il donne ainsi une place de choix à son « ami » David Hammons qu’il suit depuis 30 ans, un radical, écorché vif qui a fait de son identité afro-américaine le coeur de sa recherche et que Jan Hoet en Belgique aimait tant.
Pinault explique vouloir démontrer au public que la radicalité de l’art et la beauté peuvent aller de pair et qu’on peut sortir heureux et stimulé, d’avoir côtoyé des artistes et leurs oeuvres même parfois difficiles mais qui portent leur vision du monde.
Il avait abord rêvé de s’installer sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt mais ce projet avorta en 2005 et il se tourna alors vers Venise, ouvrant le Palazzo Grassi et, en 2009, la Punta della Dogana (lieux qui continueront) . En 2015, il ouvrait une résidence d’artistes à Lens et ces dernières années, multiplia les expositions extra-muros en plus des 28 expos déjà montrées à Venise.
Mais Paris restait son Graal, à atteindre avant de mourir : « Je retournerai alors d’où je viens, au néant, disait-il. Et pour avoir moins peur, il y a l’art. L’art est ma religion. »


Tadao Ando
Il avait repéré l’ancienne Bourse de Commerce, près du Forum des Halles, idéalement située près du Centre Pompidou et du Louvre, un bâtiment circulaire construit par Nicolas Le Camus de Mézières (1721-1789) sur l’emplacement de l’hôtel particulier de Catherine de Médicis. Devenu ensuite Halle au blés et puis Bourse de Commerce avec une grande coupole de verre et quatre peintures-fresques monumentales représentant les échanges à travers le monde, éloge du commerce au temps des colonies.
François Pinault a demandé à l’architecte japonais Tadao Ando de s’en occuper (coût des travaux estimé à 160 millions d'euros sur fonds privés). L’architecte préféré de Pinault avait déjà réalisé la rénovation de ses deux lieux à Venise, le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, dans son si beau style minimaliste.
A la Bourse de Commerce, il a placé au coeur du bâtiment, sous la verrière et les fresques, inséré entre les murs anciens, un cylindre de béton blanc lissé comme il les aime, de 29 m de largeur et 9 m de hauteur. « Le cylindre reliant la terre et le ciel transcende ainsi la Bourse de Commerce et l’ancre au coeur de la ville » , dit-il. Ando théâtralise ainsi le centre du bâtiment nimbé par les jeux d’ombre et de lumière sur le béton.
Tadao Ando dit avoir été influencé par la rotonde du Panthéon à Rome et par Le Corbusier. Derrière ce cylindre, les visiteurs peuvent accéder par des escaliers aux étages et visiter les nombreuses salles où sont exposées les oeuvres ou rejoindre le restaurant.
Les aménagements intérieur et extérieur sont l’oeuvre sobre et belle de frères Bouroullec, grands designers. Le lieu couvre 10500 m2 dont 7000 accessibles au public.

Ouverture
L’exposition initiale comprend 200 oeuvres et s’intitule Ouverture , signifiant bien sûr le début d’un lieu et d’une série d’expos à venir, mais aussi, expliquait-il à Beaux-Arts, « signifiant l’humilité, admettre qu’on ne peut pas tout, et que l’autre ne vient pas nous mettre en danger mais vient nous compléter. C’est accepter le risque de se remettre en question et aller au devant de ce qui nous inquiète. »
Ceux qui ont déjà vu des expositions de la collection Pinault seront surpris. Quasi toutes les oeuvres sont montrées pour la première fois et pas de traces des noms « bling-bling » comme Koons, Hirst ou Murakami ni, à l’inverse, de la passion du collectionneur pour l’art minimal. Les oeuvres choisies sont en prise directe avec des problématiques politiques, sociales, d'identité, de genre, et montrent toutes un lien très fort entre l'art et simplement la vie, l’existence. C’est, dit-on, Pinault lui-même qui a fait les choix, étant pour la première fois le commissaire d’une de ses expos. « Des oeuvres, dit-il, qui manifestent les valeurs que je défends: la liberté, la révolte contre l’injustice, l’acceptation de l’autre, l’audace, la curiosité, l’humilité mais aussi la vanité des choses et le temps qui passe. »
Au milieu de la rotonde, il a placé la copie en cire, par l’artiste Urs Fischer qui l’avait déjà montrée à la Biennale de Venise en 2011, d’une sculpture de 6 m de haut, du XVIe siècle: L’enlèvement des Sabines de Giambologna. Cette sculpture comme celles à ses côtés d’un visiteur ( Rudi ) et les chaises placées dans l’espace, qui toutes sont aussi en cire, ont été allumées et vont lentement fondre pendant six mois, jusqu'à leur disparition. Une manière d’exprimer le temps qui passe et la vanité de posséder une œuvre.
C’est ce même message de la vanité du monde de la consommation (a priori paradoxal pour un homme qui en a fait sa fortune) que montre Bertrand Lavier qui occupe les 24 vitrines historiques de 1889. A l’époque, elles présentaient les découvertes, on croyait au progrès. Bertrand Lavier y expose, au contraire, des objets de consommation cassés ou rendus inutilisables par la peinture (une mobylette, une scie, un extincteur) ou nostalgique (un nounours). Le progrès n’a pas eu lieu.

Pigeons et souris
Pinault offre donc à David Hammons une expo dans l’expo avec 30 oeuvres qui montrent comment l’artiste s’empare des matériaux pauvres, jusqu’aux déchets, et de références au jazz ou au sport, pour évoquer la vie des déclassés et des Noirs américains. Dans une petite salle sombre, à côté d’une fresque ancienne évoquant les colonies, Hammons a placé le squelette d’un vrai cachot américain, trace du sort réservé trop souvent aux défavorisés Outre-Atlantique.
L’atmosphère change radicalement aux étages. Ne manquez pas d’observer au bord de la rotonde, la quarantaine de pigeons prêts à s’envoler, plus vrais que nature, de Maurizio Cattelan ou d’observer dans chaque salle les curieuses chaises de gardiens encombrées d’objets comme des coussins de SDF, en bronze (oeuvres de Tatiana Trouvé). D'un trou creusé au bas d'un mur, surgit même une minuscule souris imaginée par l'artiste conceptuel britannique Ryan Gander. Tout au long du parcours, des médiateurs peuvent aider les visiteurs, s’ils le souhaitent, à comprendre les oeuvres.
L’étage supérieur est une ode à la peinture et au portrait. Avec à nouveau le choix de peintre afro-descendants peignant des hommes et femmes noirs dans leur vie quotidienne comme Lynette Yiadom-Boakye et Kerry James Marshall.
Mais aussi Marlène Dumas, Luc Tuymans (avec cinq peintures), Peter Doig, Claire Tabouret, Rudolf Stingel, Thomas Schütte ou la jeune chinoise Xinyi Cheng née en 1989. Mais même dans ce parcours plein de beautés, la mort rode avec les crânes de Marlène Dumas et les peintures de Miriam Cahn avec leurs corps pris d’effroi qui se dissolvent et leurs couleurs stridentes.
Pinault dévoile aussi une part de ses collections photographiques avec des séries historiques de Cindy Sherman, Michel Journiac, Sherrie Levine, ou Richard Prince, se réappropriant des images de l’histoire de l’art pour s’intéresser en particulier à la question du genre. Louise Lawler dans une série photographique dénonce le vote quasi unanime des sénateurs américains en 1989 (dont Joe Biden) pour s’opposer à l’aide publique à la prévention du sida, estimant qu’elle reviendrait à encourager l’homosexualité. Pour chaque sénateur, elle place une photo d’un gobelet médical avec en-dessous son nom.
Ne manquez pas au sous-sol l’installation d’une totale poésie de Pierre Huyghe qui mêle la musique de Satie à un jeu de lumière et de fumée.
La Bourse de Commerce accueillera entre 600 et 700 visiteurs par jour à cause du Covid, alors que sa capacité est de 1700 places. Réservez vos places assez tôt !
Bourse de Commerce, ouvert tous les jours de 11h à 19h, fermé le mardi. Pinaultcollection.com