Bruce Nauman, un géant fragile dans son atelier
La Punta della Dogana à Venise rend un superbe hommage aux dernières vidéos de Bruce Nauman.
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Publié le 24-05-2021 à 10h24 - Mis à jour le 24-05-2021 à 10h25
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Au moment même où la collection Pinault inaugure la Bourse de Commerce à Paris, elle ouvre aussi à Venise, à la Punta della Dogana, une superbe exposition consacrée aux dernières vidéos de Bruce Nauman, artiste majeur depuis plus de 50 ans.
Dans la cité des Doges se réveillant à peine d’un long confinement, l’artiste américain qui aura 80 ans en décembre, explore encore davantage ce qu’il a creusé toute sa vie: l’espace de l’atelier comme lieu de création, métaphore du monde, espace oppressant et claustrophobe, explorer aussi le corps (son corps) et ses limites comme frontières infranchissables à notre être, explorer enfin le son qui nous immerge et nous trompe.
L’exposition ne montre pas d’objets, ou de néons, rien que des vidéos et des installations sonores. Ses dernières oeuvres montrent comment un grand artiste tel Nauman, est capable sans cesse de se réinventer tout en restant dans les mêmes contraintes.

L’exposition s’intitule Contrapposto studies. Le Contrapposto est un élément fondamental de la sculpture occidentale depuis la Grèce et la Renaissance, c’est le déhanchement produit quand le poids du corps est mis sur une seule jambe.
A la fin des années 60, Bruce Nauman s’était filmé marchant ainsi, se déhanchant, les bras derrière la nuque, dans son atelier, se faufilant dans un couloir se rétrécissant. Une pose inconfortable mettant en lumière la fragilité de l’humain. Il ne montrait pas son visage, devenu ainsi plus universel, proche de la vision de l’homme d’un Samuel Beckett qu’il admire tant.
On revoit à Venise ses autres vidéos historiques noir et blanc où il explore tous les coins de son atelier et utilise son corps comme sculpture, ou se jetant obstinément contre un mur (Bouncing in The Corner). On observe un corps muré, faisant des va-et-vient dans l’espace de son studio.
Près de 50 ans plus tard, il a repris cette marche en Contrapposto filmée cette fois en couleurs et projetée sur d’immenses écrans prenant tout les murs de la Punta della Dogana.

Sept fois
On voit Nauman, certes vieilli, ne cachant rien de son âge, ni du processus de transformation du corps, ni même de sa maladie (il porte une poche sur le ventre), mais faisant à nouveau ce déhanchement avec les mains derrière sa nuque et la tête cachée, dans un équilibre chancelant. Et c’est magnifique visuellement et philosophiquement, image même de la vie qui reste à vivre, de cette créativité qui nous habite toujours mais qui est enfermée dans un corps qui se lézarde annonçant la fin inéluctable.
Il s’est filmé ainsi sept fois, et verticalement l’image est sept fois coupée. Le chiffre sept dans l’histoire de l’art exprime que la taille du corps est sept fois celle de la tête. Ces coupures légères accentuant encre la sensation de fragilité.
Il projette aussi le même film mais en inversant les couleurs.
Une très grande oeuvre proche de la sculpture classique, qui déstabilise le spectateur et le séduit.
Bruce Nauman utilise comme matériau, son propre corps: « Mes vidéos tournent toujours autour de cette idée d’un être humain placé dans une situation inhabituelle et de voir ce qui peut alors arriver. »
Sur un mur immense, on projette sa vidéo de 2010 All The Combinations of Thumb and Fingers, avec ses mains épuisant les 31 combinaisons possibles de chaque doigt et pouce.

En 3D
On découvre à Venise les dernières oeuvres de Nauman. Dans Walking a line, il se filme en 3D (on donne des lunettes ad hoc) tentant de marcher sur une ligne étroite traversant son atelier. Cette fois, il montre son beau visage vieilli, marche pied nu, en jeans et tee-shirt blanc, comme un funambule sur un fil, les bras en croix comme un Christ de la peinture italienne.

A nouveau, le film est coupé en deux, crée une légère distorsion, montrant notre équilibre instable dans le monde.
Comme pour clore ce cycle et utilisant à nouveau les dernières technologies, il propose Nature morte. Il a filmé en 3D son atelier devenu vide. Avec l’aide d’un iPad, le visiteur se déplace lui-même dans l’atelier vide, soulever les objets et errer dans ce qui fut l’espace de toute une vie de création.
L’expo accorde aussi une grande importance au son, celui qui nous égare et nous trouble au lieu d’aider à nous situer dans l’espace, le son qui déstabilise nos suppositions. Toutes les vidéos sont accompagnées de bruits de pas. Nauman nous invite à coller notre oreille sur un mur pour entendre des expirations suivies d’un rire inquiétant. Comme John Cage, il insère les bruits de la vie dans son oeuvre. Un disque qu’il a produit alterne le son d’un violon et le bruit mat de coups: violon et violence sont des mots qui ont quasi la même racine.
Le génie de Bruce Nauman est d’avoir pu questionner notre humanité et la pratique artistique en allant obstinément aux limites de son atelier et de son corps.
--> Bruce Nauman, Punta della Dogana, Venise, jusqu’au 9 janvier.