Elles ont fait l’histoire de l’art mais furent invisibilisées
Une grande exposition au Centre Pompidou réécrit l’histoire de l’abstraction à partir des seules artistes femmes.
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Publié le 25-05-2021 à 07h55 - Mis à jour le 10-09-2021 à 16h01
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Cent et six artistes, toutes femmes, quelques cinq cents oeuvres venues de tous les continents, 43 salles à visiter dans un parcours labyrinthique : l'exposition Elles font l'abstraction au Centre Pompidou est vaste jusqu'à risquer de fatiguer et de perdre le visiteur. Mais l'ampleur même du projet (comme sa qualité) est au coeur de l'ambition de Christine Macel, la commissaire: refaire l'histoire de l'art abstrait au XXe siècle, vue uniquement à travers l'oeuvre d'artistes femmes.
Et le résultat est là. Sans jamais nier l’apport des artistes hommes, on peut redessiner toute la créativité du siècle à partir de la qualité des oeuvres de ces femmes.
A côté de celles redécouvertes ces dernières années, on a de fructueuses surprises, passant en revue tous les courants qui ont émaillé l’histoire de l’abstraction.
L’exposition assume son parti-pris féministe en tentant de comprendre cette invisibilisation des femmes artistes, à cause du contexte éducationnel, social, institutionnel, idéologique.
Les femmes artistes ont dû vaincre la méfiance de leurs collègues masculins et des institutions toutes dirigées par des hommes. Elles devaient contredire l'idée régnant encore à la fin du XIXe siècle, que seul l'homme avait la rationalité pour être artiste et que la place d'une femme était aux tâches ménagères ou comme muse et modèle de l'homme. Même Freud restait sous l'emprise des théories d'Otto Weininger dans Sexe et Caractère qui estimait que le génie et la capacité d'abstraction intellectuelle ne pouvaient être que masculins alors que la femme serait incapable d'articuler sa pensée, « le penser et le sentir » restant chez elle non séparés.

Changer la donne
Quand Barbara Hepworth fut invitée dans les années 60 au musée Rodin à Paris on pouvait lire dans la presse : « Rodin ne méritait pas un tel affront… et le public non plus. C'est une véritable leçon d'ennui et d'horreur à laquelle on se trouve convié dans un parc. »
Cette réécriture nécessaire de l'histoire de l'art est en cours depuis des années. Emma Lavigne, aujourd'hui à la tête du Palais de Tokyo frappait les imaginations en 2009 avec l'expo Elles au Centre Pompidou. Les oeuvres d'artistes femmes étaient jusque là quasi absentes. Pendant deux ans, le Centre n'exposa alors dans ses salles permanentes que des oeuvres de femmes et ce fut une révélation qui, depuis, a totalement changé la donne.
La même Emma Lavigne racontait en 2018 au Centre Pompidou Metz l’histoire des femmes artistes « cachées » derrière celle de leurs compagnons: Diego Rivera et Frida Kahlo, Lee Miller et Man Ray, Picasso et Dora Maar, les Delaunay, Jean Arp et Sophie Taeuber, les Albers, etc.

Elle influença Pollock
Ce mouvement est devenu mondial. A la Tate et au Barbican à Londres, on a récemment exposé Anni Albers, sans Josef Albers, Dorothea Tanning sans Max Ernst, Natalia Goncharova sans Larionov et la formidable Lee Krasner sans Jackson Pollock. A la dernière Biennale de Venise, on remit en lumière l’art d’Helen Frankenthaler. La Documenta fit découvrir Etel Adnan. En Belgique, le Wiels a rappelé les oeuvres majeures d’Alina Szapocnikow et Jacqueline De Jong.
On retrouve tous ces noms à l’exposition avec Louise Bourgeois, Lygia Clark, Joan Mitchell, Georgia O’Keeffe, etc., et de belles oeuvres d’artistes méconnues. De quoi renouveler notre regard.
Une anecdote éclairante est racontée à propos de Janet Sobel née en Ukraine (1893-1968). Installée à Brooklyn, mère de famille, elle se met à peindre à 43 ans et fait des expérimentations abstraites avec de coulures de peintures à l'aide de pipettes de verre. Peggy Guggenheim en parle comme « la meilleure femme peintre d'Amérique », mais l'influent critique Clement Greenberg la qualifie de « ménagère » et de «peintre primitive ». Pollock fut peut-être inspiré par les coulures de Sobel qu'il connaissait bien. Mais si l'un est devenu une icône de l'art, l'autre fut vite oubliée.
L’expo va des aquarelles abstraites spiritualistes de Georgina Houghton dans les années 1870 jusqu’aux collectifs de femmes aborigènes d’Australie avec le plaisir de retrouver les oeuvres de Sonia Delaunay, des révolutionnaires russes, des femmes du Bauhaus (Gunta Stölzl), de l’Iranienne Monir Farmanfarmaian ou de la chorégraphe Lucinda Childs.

>>> Elles font l’abstraction, Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 23 août