Jérôme Zonder : L’état de crise de la matière grise
Magmas plus philosophiques que narratifs, les œuvres de Jérôme Zonder autopsient le point de non-retour. Cet instant, déjà teinté d’inconfort, juste avant de basculer dans le chaos.
Publié le 17-09-2021 à 18h38 - Mis à jour le 17-09-2021 à 18h56
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/3GYCT3TQKRDTHOQAPYOS3PFQOI.jpg)
Considéré comme l’un des plus grands représentants du dessin contemporain, Jérôme Zonder investit, avec une économie de moyens et de façon relativement exclusive, le fusain. L’artiste reconnaît une fascination pour cette matière constituée d’atomes de carbone. Soit l’un des principaux composants moléculaires du corps humain. En employant le fusain, il avoue avoir l’impression de travailler avec la chair même de ce que l’on est.
Chez Nathalie Obadia, il présente un ensemble explorant ses recherches autour de l'adolescence de Pierre-François, personnage fictif emprunté au film Les Enfants du Paradis de Marcel Carné (1945). L'adolescence de Pierre-François est le terrain de jeu de ses expériences graphiques. Un prétexte pour aborder la question du portrait. À travers ses "collages" de motifs narratifs, Jérôme Zonder sonde toute la complexité d'un personnage en mutation, en proie à ses propres désirs, y compris les plus contradictoires. Éros et Thanatos se répondent dans les cellules d'un jeune homme tourmenté, physiquement rongé par ses pulsions.
Tout l’enjeu de sa démarche est de développer un système polygraphique transcendant le stade de la représentation. Objectif de l’artiste : "sortir du confort de l’image" en invitant au cœur de sa composition le trouble et le déséquilibre. L’Arlequin prend alors des allures d’otage cagoulé. Les livres pour enfants sont convoqués sous la forme d’un lapin cauchemardesque. Le malaise s’invite de manière subtile mais permanente.
Territoires syncrétiques
En toile de fond de son questionnement, l’hétérogénéité. Hétérogénéité dans le traitement graphique et la diversité des factures. L’artiste jongle avec les modes de représentation en conservant une idée en tête : définir l’écriture qui parviendra à traduire le plus fidèlement la sensation qui accompagne cette narration. Le caractère illustratif devient finalement accessoire, l’emphase étant mise sur le ressenti, sur les émotions. Jérôme Zonder multiplie les rendus, passant d’un tracé académique hyperréaliste à un style plus spontané le rapprochant de la bande dessinée. Entre ces extrêmes, de nombreuses pratiques intermédiaires : travail à l’empreinte, aplats de fusain ou encore envolées déliées et organiques…
Ce caractère hétérogène se retrouve également dans les motifs qui constamment cohabitent, comme autant de balises qui nous conduisent d'une œuvre à l'autre : l'œil, le reptile, l'objectif d'une caméra, les mains, les fenêtres, l'arlequin… Jérôme Zonder diversifie ses sources. Il emprunte des éléments provenant d'archives personnelles, historiques ou d'images trouvées sur internet (photographies de foules anxiogènes, par exemple), des personnages ou des silhouettes tirés de peintures iconiques de l'histoire de l'art (Klee, Picasso, Grosz, Holbein…), des citations cinématographiques (la caméra de Kubrick, les films Vendredi 13, Terminator, Alien, Elephant Man…), des références à la culture populaire (traits empruntés au dessinateur Gotlib, l'avion sur la pochette des Beastie Boys, les mangas)…
En observant cet enchevêtrement narratif, on ne peut s’empêcher de penser à un cadavre exquis. Des éléments étrangers les uns des autres sont amenés à cohabiter… Jérôme Zonder avoue semer des références au sampling, soit cette technique qui consiste à utiliser une source existante pour l’intégrer dans un autre contexte. Soit un concept qui renvoie une fois encore à l’idée d’assemblage. Et en écoutant les quelques explications livrées par l’artiste, on comprend rapidement que les rapports entre les différents éléments sont finalement bien plus intéressants que les motifs eux-mêmes.

Manifeste aux allures de déversoir
L'expression "Jusqu'ici tout va bien", titre de l'exposition emprunté au film de Mathieu Kassovitz La Haine, apparaît comme un dernier clin d'œil cynique. Un avertissement qui rappelle que Pierre-François déambule sur un fil fragile. À tous moments, celui-ci peut lâcher et basculer dans le chaos. Jérome Zonder cherche à incarner des situations de déséquilibre.
Soucieux de ne pas mettre le visiteur face à une production frontale et beaucoup trop brutale, il commence en douceur. Première rencontre, un portrait séduisant de Pierre-François. D’emblée, on ressent un inconfort sans réussir à en définir la source. La distorsion, d’abord imperceptible, tient dans la bouche et les yeux que l’artiste vient retourner ou inverser. Et on mesure à quel point nous sommes face à un visage monstrueux. Ce que nous n’avions remarqué un instant plus tôt accapare à présent toute notre attention. L’œuvre suivante pousse le dispositif un peu plus loin… Et ainsi de suite jusqu’au plateau supérieur. Climax de l’exposition et de sa démonstration avec un tableau littéralement "sens dessus dessous". Alors qu’il prépare toutes les œuvres de cet accrochage, Jérôme Zonder intervient régulièrement sur ce grand format, y déversant ses motifs récurrents. Petite particularité ? Tous les mois, il opère une rotation d’un quart de tour afin de composer un grand dessin totalement improvisé et saturé d’éléments importés. Notre regard entre dans ce magma narratif dans lequel s’enchevêtrent tous les composants de la "matière grise" de Pierre-François. La dimension mémorielle est essentielle. Dans cet espace mental, notre regard déambule sur les chemins sinueux d’un périple intérieur volontairement sonore et dissonant.
En bref
Bio Express : Né à Paris en 1974, Jérôme Zonder est diplômé de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris en 2001. Sur la jeune scène contemporaine française, il est considéré comme l’un des dessinateurs les plus importants de sa génération. Il bénéficie depuis à peine quelques années d’une attention croissante sur la scène internationale, marquée par des expositions de premier plan (Fondation Antoine de Galbert en 2015, Drawing Centre de Diepenheim en 2016, Musée Tinguely à Bâle en 2017, Domaine de Chambord en 2018, Casino de Luxembourg en 2021…). À travers ses œuvres réalisées au fusain et graphite, il entremêle approche narrative et teneur philosophique
À venir : Jérôme Zonder participera à l’exposition XXL Le dessin en grand (15-10 au 27-02) au Musée Jenisch, à Vevey en Suisse. Consacrée au dessin contemporain de grand format, cette exposition réunira près de vingt artistes qui accordent une place privilégiée à ce médium. Qu’implique pour l’artiste de dessiner en grand - in situ, sur papier, voire sur d’autres supports - et d’explorer les limites de sa création ? Qu’implique pour le visiteur d’être plongé dans la monumentalité du dessin, autrefois esquisse, discret, intime. Le parcours interroge le statut du dessin actuel et ses potentialités quand il se déploie dans des dimensions inédites.
--> www.museejenisch.ch
Jérôme Zonder. Jusqu'ici tout va bien (Études pour le portrait de Pierre-François) Dessins Où Galerie Nathalie Obadia, rue Charles Decoster 8, 1050 Ixelles www.nathalieobadia.com Quand Jusqu'au 23 octobre, du mardi au samedi de 10h à 18h.
