Rire jaune avec le grand photographe britannique Martin Parr : "Le monde est un endroit étrange et ironique"
"Parrathon" au Hangar, une rétrospective de Martin Parr. Son regard, tout en nous faisant sourire, dézingue les travers de la consommation globalisée.
Publié le 19-09-2021 à 15h53
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Il y a un avant et un après Martin Parr dans la photographie documentaire. L’excellente rétrospective qui s’ouvre aujourd’hui au Hangar à Bruxelles confirme combien l’œuvre vaste et inventive de ce photographe hors pair a fait bouger la manière de voir le monde depuis le milieu des années 1970. Les quinze séries emblématiques de cette exposition inédite en Belgique montrent en effet que le regard de ce Britannique bon teint sur ses contemporains est bien plus que le clin d’œil ironique auquel on l’a trop souvent réduit. Après en avoir fait le tour, on en arrive à se dire que ce regard-là, à la fois impliqué et critique, relève de l’ethnographie visuelle. Mine de rien, tout en nous faisant sourire, ces diverses séries dressent un tableau des us, coutumes et mœurs de la société britannique à l’heure de la globalisation. Partant, elles suscitent une réflexion plus large sur les transformations profondes des valeurs et façons d’être spécifiques d’autres pays, d’autres cultures par la consommation mondialisée.
Déjanté
The Non-Conformist (1975), la série la plus ancienne à propos des habitants de Hebden Bridge, une petite ville du Yorkshire, nous dit l'ancrage du jeune Martin Parr dans la tradition humaniste de la photographie ; un ancrage tout britannique cependant, avec cet humour pince-sans-rire à la façon de Tony Ray-Jones qu'il admirait tant (voir interview ci-contre). Bad Weather (1982) laisse déjà pointer le côté déjanté du photographe et surtout sa faculté à s'emparer de lieux communs comme le "mauvais temps" d'outre-manche dans une approche très personnelle : "D'habitude, on vous dit de ne photographier que quand la lumière est bonne et le temps ensoleillé et j'aimais cette idée de ne photographier que par mauvais temps, comme une manière de subvertir les règles traditionnelles."
Cependant, c'est dans The Last Resort (1985) que l'artiste prometteur devient véritablement Martin Parr. Ceci en passant à la couleur (si possible vive) et en accentuant l'ironie (si possible grinçante) dans un essai montrant les vacances de familles aux revenus modestes dans la petite station balnéaire en déclin de New Brighton. On y trouve des clichés aujourd'hui célèbres comme celui d'une femme prenant un bain de soleil à côté des chenilles d'un bulldozer ou celui d'un couple âgé dégustant ses frites dans une aubette où trône une poubelle pleine à craquer.
Standardisées
Si ce travail pouvait alors passer pour celui d'un observateur en surplomb du fait de ses origines sociales, il apparaît plus aujourd'hui comme une description du recul social, et pour tout dire comme un enterrement de première, de la classe ouvrière sous le gouvernement ultralibéral de Margaret Thatcher. Ce que confirme The Cost of Living (1989) où l'on voit l'émergence concomitante d'une classe moyenne plus riche et qui peut, comme le montre la très grinçante série Small World, s'offrir des vacances apparemment lointaines et exotiques, mais en réalité standardisées jusqu'à la caricature.
Le point d'orgue de ce dézingage en règle de la consommation à outrance prend ici la forme d'un mur couvert d'images imprimées sur de simples photocopies, aussi "cheap" que les produits de masse et les déchets qu'elles nous montrent. Intitulé Common Sense, ce monument fustigeant l'inconséquence humaine, qui avait été présenté simultanément dans diverses galeries du monde en 1999, s'avère encore plus pertinent aujourd'hui.
Après ce constat cru, mais lucide, Martin Parr ne pouvait que surenchérir dans la critique sociale. Les séries Luxury (2011), sur le luxe ostentatoire et grotesque de la jet-set à Dubaï, Miami ou Moscou, et Establishment (2016), sur les rituels des élites britanniques, n'y manquent pas.
S’y ajoute, pour cette exposition bruxelloise, sa vision ironique du snobisme de Knokke-le-Zoute. Une façon pour ce génial photographe de parachever ce conte moral contemporain sur les travers de notre époque en faisant siffler le boulet tout près de nos oreilles.Jean-Marc Bodson
"Parrathon". Hangar, 18, place du Châtelain, 1050 Bruxelles. Jusqu’au 18 décembre, du mardi au samedi, de 12 h à 18 h. Rens. : www.hangar.art
"Mon premier job est de faire des photographies divertissantes aux couleurs vives"
Quand vous avez commencé à photographier dans les années 1970, la photographie documentaire se partageait entre les stéréotypes de la souffrance ou ceux du "National Geographic". Quelles ont été vos influences à vous ?
Mes influences, c’étaient des gens comme Tony Ray Jones, Robert Frank, Lee Friedlander et Gary Winogrand - ils n’étaient pas perçus à travers de telles catégories aux États-Unis - qui menaient juste leur propre chemin en photographie et qui ont eu une influence colossale sur celle-ci.
À cette époque, la photographie documentaire était en noir et blanc. Votre premier travail publié ("Bad Weather") était en noir et blanc. Vous souvenez-vous de ce qui vous a fait passer à la couleur ?
Au milieu des années 1970, on a commencé à voir la photographie en couleur prise au sérieux, particulièrement dans les musées américains. En 1976, il y a eu l'exposition de William Eggleston au Moma, puis, par la suite, celles de Joël Meyerovitz ou de Stephen Shore. En plus j'aimais les couleurs vives que l'on pouvait trouver dans des choses aussi communes que les cartes postales de John Hinde. Au début des années 1980, je vivais en Irlande et, quand je suis revenu, j'ai décidé de me mettre à la couleur. Cela a coïncidé avec l'acquisition d'un appareil 6x7 de chez Plaubel. Changement de format, emploi du flash, c'est à ce moment-là que j'ai commencé à travailler en couleur sur la série The Last Resort.
Durant 40 ans, vous avez consacré la majeure partie de votre travail à montrer la spécificité "britannique". Pourtant, dans ce que l’on peut voir au Hangar, c’est aussi une culture mondialisée qui apparaît.
Je ne sais pas si la Grande-Bretagne est tellement à part, mais j’ai appliqué la même approche pour tous les pays du monde. Et d’ailleurs, dans cette exposition, vous verrez ces fous de Belges allant à Knokke pour prendre un peu de bon temps. Mais oui, c’est absolument vrai, c’est le fil rouge de tout ce travail de montrer que nous vivons dans un monde globalisé et que, quoi que nous pensions de nous-mêmes, nous ne faisons que suivre le même chemin que bien d’autres.
À première vue, votre regard sur les gens paraît ironique, mais, en fait, ne peut-on pas dire que ce sont moins les gens que vous regardez que leurs habitudes ?
La première chose à dire est que le monde est un endroit étrange et ironique en lui-même. Ma façon de montrer mon rapport à tout cela à travers la photographie passe aussi par l’humour et l’ironie. Vous devez vous souvenir que nous sommes cernés par une propagande qui montre les choses de façon binaire. J’essaye quant à moi de montrer […] les contradictions que nous rencontrons tous dans la vie. Si on vous demande si la Belgique est un pays formidable, vous n’allez pas répondre par oui ou non. Eh bien, de la même façon, ce que j’essaye de faire à travers mes photographies, c’est de montrer les deux faces de la médaille.
Lorsqu’on regarde le travail photographique que vous avez réalisé pendant 40 ans, on se dit qu’il s’agit aussi d’un travail anthropologique sur une société de consommation et de loisirs. Le voyez-vous comme cela aussi ?
Oui, je pense que ce mot "anthropologie" recouvre assez bien ce que je fais. Cependant, mon premier job est de faire des photographies divertissantes aux couleurs vives ; mais, effectivement, quand vous y regardez de plus près, il y a un point de vue plus sérieux, anthropologique, notamment à propos de la globalisation. Mais ce n’est pas mon job de dire aux gens comment lire mes photos. C’est à eux de voir s’ils veulent les regarder plus en profondeur.