Les collections mythiques de l’Art moderne (l’acte 2)
Deux cents œuvres de la collection des Morozov sont présentées exceptionnellement à Paris, à la Fondation Vuitton.
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Publié le 20-09-2021 à 09h35 - Mis à jour le 20-09-2021 à 09h46
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Les frères Morozov, collectionneurs russes, avaient accumulé un nombre stupéfiant de Cézanne, Gauguin, Monet, Bonnard, pour la première fois réunis à nouveau hors de Russie.
A nouveau le « miracle ». C'était déjà le mot qui venait à l'esprit il y a cinq ans, en 2016, à l'ouverture de l'exposition « Icônes de l'Art moderne, la collection Chtchoukine » à la Fondation Louis Vuitton à Paris. Miracle de pouvoir alors admirer 130 chefs-d'œuvre quasi jamais montrés dans nos pays, avec des salles entières dédiées à Gauguin, Matisse ou Picasso. L'exposition fut un triomphe public atteignant le chiffre record de 1,3 millions de visiteurs !
Cette fois, c’est la collection des frères Mikhaïl (1870-1903) et Ivan (1871-1921) Morozov que présente la Fondation Vuitton, avec 200 œuvres rarement vues et réunies ici, hors de la Russie, pour la première fois: des Van Gogh, Monet, Matisse, Picasso et surtout Cézanne, Bonnard, Gauguin, Denis. Des peintures magnifiques, cette fois mêlées à quelques tableaux de l’avant-garde russe d’alors, influencée par la découverte de l’art contemporain français: c’est une des particularités de la collection Morozov.
En 2016, ce fut l’occasion de rappeler et de découvrir ainsi l’action d’un homme, Sergueï Chtchoukine qui réalisa une collection fabuleuse de 278 œuvres (la plus mythique pour l’Art moderne avec celle de Barnes aux Etats-Unis), étant devenu l’ami des peintres français d’avant-garde, choisissant d’accumuler les Picasso alors que l’opinion publique et la presse en parlait comme d’une « peste noire ». Il fut proche de Matisse à qui il laissait tout faire malgré les railleries que « La Danse » reçut à son arrivée à son palais Troubetskoï à Moscou.

Cette fois c’est le même plaisir de découvrir les frères Morozov qui étaient proches de Chtchoukine et qui rassemblèrent un même type de collection. Comme Chtchoukine, leurs noms furent totalement occultés par les communistes mais leur collection -divisée- restait intacte.
Aujourd’hui, tout le monde peut admirer à nouveau ces tableaux devenus des icônes de l’Art moderne.
Les courses à Paris
Les Morozov étaient comme Sergueï Chtchoukine de gros industriels du textile. Ivan Morozov, de 17 ans plus jeune que Chtchoukine possédait une usine de tissus à Tver avec 15000 ouvriers et était devenu, par le négoce des tissus, un des hommes les plus riches de Russie alors qu’il était issu d’une famille de serfs (Savva Morozov avait racheté sa liberté au début du XIXe siècle et fondé alors une filature).
De 1903 à 1914, Ivan Morozov prit l’habitude d’aller chaque année à Paris faire ses achats auprès des galeries d’avant-garde, choisissant méticuleusement, après de longues réflexions de l’art contemporain en train de se faire, des dizaines de peintures à peine sèches.
Comme chez Chtchoukine, il exposait ces tableaux bord à bord dans son palais moscovite du 21 rue Pretchistenka. Si Chtchoukine avait transformé le sien en un musée ouvert au public dès 1908, Ivan Morozov était plus discret mais les deux collections (on parlait de « Chtchoukine-Morozov ») servirent de véritable école à la future avant-garde russe qui y puisa audace et inspiration. Anticipant le mot d'ordre de Joseph Beuys qui disait : « Le seul pouvoir révolutionnaire, c'est le pouvoir d'inventer » ou celui de René Char qui ajoutait : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égards ni patience. »
Faut-il rappeler qu’alors, ces avant-gardes étaient boudées par les musées officiels français. Ces artistes contemporains d’alors, étaient incompris et moqués.
On retrouve à Vuitton, avec les Morozov, des peintres russes qui sont une des révélations de cette exposition avec par exemple, les portraits de Valentin Sérov et les tableaux de Mikhaïl Vroubel dont un grand lilas peint comme le feront les expressionnistes abstraits !
En seulement dix ans, Ivan Morozov avait acquis près de 300 peintures et sculptures de l’école française contemporaine auprès des marchands français. Il avait acheté 18 Cézanne, 13 Bonnard, de très nombreux Gauguin.

A cela, il faut ajouter 300 œuvres russes qui étaient exposées au rez-de-chaussée de son palais, réservant l’art français pour l’étage.
Ivan, manager exceptionnel, avait été initié à l’art par son frère Mikhaïl, un flambeur, brillant et romanesque qui faisait la fête, dépensait et aimait prendre des risques en choisissant avant tout le monde les artistes les plus intéressants. Mais Mikhaïl mourut à 33 ans en 1903.
Commandes
Si les visiteurs de Chtchoukine étaient éblouis en arrivant à son palais par les deux grands tableaux La Danse et La Musique de Matisse, les Morozov n'étaient pas en reste. Ivan avait installé dans le grand escalier de son somptueux hôtel, le triptyque La Méditerranée de Bonnard et avait passé commande au peintre nabi Maurice Denis. Ivan Morozov avait une faible pour les Nabis alors que Chtchoukine plus âgé mais plus radical dans ses choix, défendait surtout Picasso. Il lui demanda d'orner son salon de musique entièrement reconstitué à la Fondation Vuitton. Maurice Denis peignit un cycle de peintures sur la légende antique de Psyché et Amour avec en plus, des sculptures de jeune vierges en bronze qu'il avait commandées à Maillol.
Scindée par Staline
Ces célèbres collections Chtchoukine et Morozov connurent alors un triste sort. La révolution amena les collectionneurs à s’exiler à Paris. Les collections furent nationalisées, transformées un temps en 1928 en un unique et éphémère musée de la peinture occidentale moderne, gommant les noms des collectionneurs-mécènes-philanthropes. Puis elles furent scindées par Staline entre le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le musée Pouchkine et la galerie Tretiakov à Moscou. Staline interdit même d’exposer ces oeuvres dans le cadre de sa lutte contre « l’art bourgeois ».
Le pouvoir soviétique envisagea de vendre des pièces mais heureusement, malgré les aléas violents de l’Histoire, les deux collections, certes divisées, sont restées intactes.
Ce n’est qu’après la mort du dictateur que ces oeuvres sortirent peu à peu des réserves. On ne se rappela le nom d’Ivan Morozov qu’à la fin des années 60 quand des oeuvres de sa collection commencèrent à voyager à travers le monde.
Amener ces deux collections à Paris était une gageure. Roxama Azimi dans Le Monde a raconté le parcours diplomatique et budgétaire qui fut nécessaire avec l'intervention expresse de Macron et Poutine, le paiement cher pour ces tableaux sous forme de restauration, grâce à la puissance du groupe LVMH. Un seul petit détail le montre: les oeuvres devaient obligatoirement être accompagnées d'escortes policières pour chaque convoi. Rien que le coût horaire par transport entre la Russie et la France dépassait déjà 1000 euros. Et cela sans compter le montant des assurances.
La Fondation privée Louis Vuitton a relevé le défi avec Anne Baldassari, ex-directrice du musée Picasso, comme brillante commissaire. Le petit-fils Chtchoukine nous disait d’ailleurs que cette double expo était d’abord celle d’Anne Baldassari.
Bernard Arnault qui se voit sans doute comme un remake contemporain de ces grands chefs d’entreprise mécènes et amateurs d’art d’avant-garde, s’est fortement impliqué dans ce projet. Et même si la comparaison est boiteuse, on fait le lien entre le duo de collectionneurs d’alors, Chtchoukine et Morozov, et le duo actuel de Pinault et Arnault.
L’essentiel est que le résultat est bien à la hauteur des attentes.
Le parcours
Tous les espaces, du sous-sol aux étages supérieurs, sont pris par cette expo très aérée, à la présentation extrêmement sobre.
La parcours démarre au sous-sol, avec une premier salle dans lequel on présente les acteurs russes (portraits des collectionneurs et peintres). Puis, c’est tout l’histoire des débuts de l’Art moderne qui défile.
Une salle est consacrée à la vie parisienne avec déjà Cézanne, Renoir, Picasso et Toulouse-Lautrec. Une salle quasi entière est dédiée à Pierre Bonnard et son triptyque La Méditerranée.
Une autre montre le paysage français avec entre autres, deux magnifiques Monet peignant des étangs.

Au rez-de-chaussée, la salle des Gauguin est une splendeur comme la suivante avec un Van Gogh (La mer aux Saintes Marie), un Munch et des Marquet.
Au premier étage, on admire la salle avec onze des 18 Cézanne des Morozov. Picasso n'est que peu représenté mais avec des icônes de l'art : Les deux saltimbanques et Acrobate à la boule.

Le tableau saisissant de Van Gogh, La ronde des prisonniers (il s'est représenté dans l'un deux se tournant vers le visiteur), hérite d'une salle unique pour lui.
Au niveau +2, on découvre les Matisse de la collection, des pastels de Degas, des sculptures de Rodin, et, en point d’orgue, le salon de musique par Maurice Denis.
Même si Ivan Morozov avait des goûts plus classiques que Chtchoukine, sa collection reste une fabuleuse découverte.
La collection Morozov, à la Fondation Vuitton à Paris, jusqu’au 22 février