Thomas Hertog: l’art, langue commune entre science et société
Deux remarquables expositions interrogent sur la vision de notre place dans l’Univers. À Louvain et au Grand Hornu, l’art et le design vont au coeur de nos questions existentielles. Rencontre avec le physicien cosmologiste Thomas Hertog.
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- Publié le 03-11-2021 à 16h50
- Mis à jour le 07-11-2021 à 13h11
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Depuis ses origines, l’homme a toujours regardé au-dessus de lui, vers les étoiles, et s’est demandé ce qu’était cet univers dans lequel il était plongé et d’où il provenait.
Les scientifiques d'un côté, des artistes et designers de l'autre, proposent des représentations de notre univers. On peut les voir côte à côte dans deux remarquables expositions. L'une intitulée Big Bang est au musée M et à la bibliothèque universitaire de la KULeuven, à Louvain, la patrie de Georges Lemaître (1894-1966), le scientifique belge qui, le premier dans les années 1920, concluait que notre univers naissait d'un "atome primitif", le Big Bang. L'autre exposition, intitulée Cosmos, au Grand Hornu, est consacrée au design (cf. ci-dessous).
Les deux expositions ont le même co-commissaire : Thomas Hertog, physicien et cosmologiste belge qui a longtemps travaillé à Cambridge en étroite collaboration avec Stephen Hawking et est maintenant professeur de physique théorique à la KULeuven. Nous l’avons rencontré pour éclairer ce rapport fructueux entre art et science, en commençant par l’interroger brièvement sur ses travaux récents.
Vos recherches portent, entre autres, sur l’unification entre les deux grandes théories, la relativité générale d’Einstein et la mécanique quantique, qui sont parfaitement vérifiées à notre échelle, mais sont incompatibles dans les circonstances extrêmes d’un trou noir et du Big Bang. Mais la théorie des cordes, la plus prometteuse, bute sur cet obstacle depuis des décennies…
C’est vrai qu’on parle de moins en moins des cordes. Mais cette théorie nous a menés vers une conception de l’univers tout à fait radicale et surprenante : l’idée que l’univers est comme un hologramme. Développée depuis vingt ans, cette idée relie la relativité et la mécanique quantique. Un hologramme classique est la projection sur une surface à deux dimensions d’un objet et de toutes ses caractéristiques. Dans la physique théorique, un hologramme fonctionne d’une manière analogue. Un trou noir a ainsi, pense-t-on, toutes ses caractéristiques projetées sur sa surface et n’a donc pas d’intérieur. De la même manière, on pense que notre Univers, avec ses trois dimensions d’espace et une dimension du temps, ne possède fondamentalement que trois dimensions. La gravitation devient alors une force qui émerge de l’hologramme, ainsi qu’une des quatre dimensions de l’espace-temps de notre expérience. Cette représentation holographique de l’univers est tout à fait inutile dans des circonstances quotidiennes, mais elle devient essentielle dans des trous noirs et le Big Bang, où notre notion habituelle d’un espace-temps cesse d’avoir du sens.
Vous avez, avec Stephen Hawking, étudié le Big Bang et l’émergence du temps. Vous publierez en 2022 chez Odile Jacob un livre sur l’origine du temps. Le prix Nobel Ilya Prigogine disait que pour ennuyer un physicien, il fallait lui demander ce qu’est le temps.
Prigogine avait raison ! Le Big Bang paraît être l’origine du temps. Alors, ça n’a probablement pas de sens de se demander ce qui s’est passé avant le Big Bang. Il s’agit de la limite de notre réalité, l’horizon fondamental. Dans la théorie holographique du Big Bang que nous proposons, le temps doit être compris comme un phénomène émergent et non pas une donnée a priori. Il devient le résultat de l’ensemble des interactions entre les composants du monde. Même les lois de la physique disparaîtraient au Big Bang. Cela montrerait qu’il n’y a pas de lois absolues à découvrir comme un archéologue découvrirait un trésor caché. Einstein rêvait encore d’une théorie du Tout. Mais, selon notre théorie, les lois sont bien contingentes à l’univers qu’elles gèrent.

Avec votre participation à ces deux expos, vous luttez contre ce fossé grandissant entre les avancées de la science depuis un siècle et l’ignorance du grand public.
C’est une situation très bizarre. Les gens continuent à se poser ces questions fondamentales sur leur place dans l’univers or la recherche fondamentale peut leur apporter des clés. Mais elle est devenue très spécialisée. Je suis convaincu qu’il faut œuvrer à relier les deux, à renforcer les liens entre la société et la recherche sur la cosmologie, car cela fait partie de notre culture, et, sans ce lien, à long terme, la recherche sera morte. De plus avec l’art, je peux aborder ces questions existentielles d’une façon que je ne peux traiter dans nos labos.
Ces expos montrent que la cosmologie stimule l’imagination des artistes comme elle intéresse énormément les gens. Pourtant l’idée de vérité scientifique recule. N’est-ce pas dû à son lien avec l’idée d’un progrès de l’humanité qui lui est mis à mal aujourd’hui ?
C’est interpellant d’observer qu’on semble questionner aujourd’hui l’idée même d’une vérité scientifique et qu’on propose des contre-vérités aussi énormes que le créationnisme ou le platisme (croire que la terre est plate). Malheureusement plusieurs de mes collègues réagissent à cela en se retirant dans leur tour d’ivoire. L’identification courante de la science avec du progrès technologique est une réduction dangereuse. Hannah Arendt a bien retracé une histoire du monde moderne qui a mêlé intimement progrès, science, capitalisme et totalitarisme. Les gens ont sans doute raison alors de voir que la science vue comme cela, en lien direct avec l’idée d’un progrès amené par le capitalisme, ne répond pas à nos questions fondamentales. Pour moi, cela renforce la nécessité de développer une physique plus profonde afin de recréer un lien plus riche, fort et durable entre science et société.
En sens inverse, l’art et le design montrés dans ces expositions peuvent-ils inspirer les scientifiques ?
En juillet 2019, lors d’un colloque de l’Institut Solvay à Flagey, sur la théorie des cordes, Anne Teresa De Keersmaeker a parlé de son rapport à la gravité et s’est mise à danser devant l’auditoire de scientifiques, les fascinant. J’ai cherché alors à trouver une langue commune avec elle. Ici encore, pour ces deux expos, j’ai dû chercher une langue commune avec ma co-curatrice Hannah Redler Hawes, spécialiste en art contemporain. C’est dans cette espace ouvert entre science et art que des nouvelles idées importantes peuvent naître.
Le Prix Nobel François Englert évoquait l’art, voire le rêve comme des richesses pour les scientifiques.
J’ai bien connu François Englert et Stephen Hawking, ils sont les mêmes de ce point de vue, très ouverts, très libres dans leur esprit, pas du tout contraints - ou même intéressés ! - par des financements ou des programmes de recherche prédéterminés. Si on veut, comme eux, repenser l’univers, l’imagination devient une qualité centrale et le scientifique est alors influencé par tout ce qu’il est. Par les théories scientifiques existantes bien sûr, mais aussi par tout ce qui est autour de lui. Le bouleversement d’un paradigme exige qu’on sorte du cadre existant, alors l’art ou le rêve peuvent jouer un rôle.
La recherche fondamentale, libre, est donc essentielle.
Par sa nature ouverte, la recherche fondamentale est toujours en danger. Or c’est un cauchemar de devoir la placer dans une politique. Pourtant c’est essentiel car sans recherche fondamentale, il n’y aura, après, pas de recherche appliquée non plus. En effet, la recherche fondamentale est à la base des plus grandes transformations – ceux qu’on n'aurait jamais pu imaginer. Personnellement, je me sens bien libre dans ma recherche, mais la politique scientifique nous emprisonne de plus en plus dans des cadres où tout doit toujours être justifié à l’avance. Or, on ne peut pas justifier la liberté, y compris celle de pouvoir se tromper. Ca mènerait qu’à une science médiocre. Georges Lemaître, Englert et Hawking nous montrent que cette liberté dans leur recherche était essentielle à les amener au-delà des bords extrêmes de nos connaissances. Et c’est là où je veux amener avec ma théorie du Big Bang.
La beauté et la simplicité sont-elles des critères de choix pour une théorie ?
Oui, elles nous guident parce qu’une théorie plus élégante, plus belle, donne des prédictions plus puissantes en reliant mieux toutes les composantes du monde. Je ne suis pas surpris que la beauté surgisse alors dans bien des domaines scientifiques, où elle ouvre des portes vers des choses qu’on ne pouvait pas imaginer sans cela. A l’exposition Georges Van Tongerloo (1885-1966) en montre un exemple. Influencé par l’hypothèse d’un atome primitif pourtant fort abstraite de Georges Lemaître, il lui donna une forme qui n’a rien de littéral, mais qui est très belle.
>> Exposition Big Bang au musée M et bibliothèque université à Louvain, jusqu’au 16 janvier
>> Exposition Cosmos au CID, au Grand Hornu, jusqu’au 27 février
La beauté du cosmos Au Grand Hornu, le Centre d’innovation et de design (CID) propose une passionnante exposition imaginée par Thomas Hertog avec Marie Pok, la directrice du CID, montrant comment des designers actuels créent des objets ou des formes, émerveillés par la beauté du cosmos : étoiles, nébuleuses, exoplanètes, ondes gravitationnelles, trous noirs. Dès l’entame de l’exposition, dans l’ancienne grange aux foins, on peut revoir le film des Eames qui nous emmène dans tout l’univers, du micro au macro. On y découvre la vidéo magnifique de Klaas Verpoest qui parvient, avec l’aide de la musique, à transformer le trou noir en une expérience immersive. Dans les écuries, on découvre des pièces déjà iconiques, comme la lampe Moon de Verner Panton, le lampe Eclipse d’Ingo Maurer, un globe de la voûte céleste de Gio Tirotto, des planètes en résine de Roxane Lahidji et un curieux tapis montrant un trou noir en trompe-l’œil, de Daniel Malik. Des designers ont déjà imaginé l’exploitation minière extraterrestre ou comment construire des meubles sur la Lune avec une imprimante 3D. La scénographie subtile des architectes Ghaith et Jad place les objets sur des tables souples qui se déforment sous leur poids, comme le fait l’espace-temps de la théorie de la relativité générale. D’autres designers traduisent en formes ou sons les informations captées des confins de l’Univers. Mathieu Lehanneur imagine un mobilier dans un monde sans gravité et Caroline Corbasson donne déjà une image des découvertes cosmiques à venir, à partir de plaques de cuivre hexagonales soumises à la chaleur.