Photographie et poésie, une même manière de faire image
À la galerie l’Enfant Sauvage à Bruxelles, les récits visuels poétiques d’Antonio Jimenez Saiz et de Stéphanie Petitjean.
Publié le 12-11-2021 à 16h09 - Mis à jour le 12-11-2021 à 16h16
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Depuis des lustres, en fait depuis l’avènement de l’image de masse, le rapport entre l’écrit et la photographie semble se résumer le plus souvent à de la sujétion. Soit le texte vient légender le cliché, soit celui-ci vient illustrer celui-là. Cette apparente réciprocité - soit l’un domine, soit l’autre l’emporte - occulte en réalité le fait que si l’écriture se passe le plus souvent d’image, l’inverse est moins vrai. Certes, très souvent les photographies nous cueillent en un clin d’œil avant même qu’on lise quoi que ce soit, mais une fois l’émotion passée, et cela va vite, nous vient l’irrépressible et très instinctive envie de savoir "c’est où, c’est qui, c’est quand ?".
Fulgurance
C’est tout le paradoxe de notre société dite de l’image que de nous éduquer à faire si peu confiance à celle-ci. Sans doute la contextualisation nous donne-t-elle l’impression de coller au réel, au "ça a été" dont Roland Barthes faisait l’irréductible spécificité de la photographie. Sans doute nous donne-t-elle l’impression d’échapper à l’émotion d’un premier regard, de se reprendre ou, plus exactement, de reprendre ses esprits, de recouvrer la raison.
Ceci vaut très certainement pour l'image vernaculaire, particulièrement celle des médias (de la presse écrite aux réseaux sociaux). Mais il est une photographie dite d'auteur dont l'intérêt est moins dans l'émotion immédiate que dans une lecture nourrie de la culture propre du médium. Une photographie autoréférencée en quelque sorte (1). Il est aussi une photographie comme on peut le voir en ce moment dans les deux expositions que propose la galerie L'Enfant sauvage à Bruxelles, qui privilégie la fulgurance tout autant de l'image que du texte. C'est ainsi que dans "Tant de poussière, et moi si sourd", Antonio Jimenez Saiz présente écrits et photos dans un format semblable, les faisant ainsi de facto dialoguer. Ici tout comme dans son livre éponyme, la lecture des photographies n'échappe pas plus à la déclaration liminaire "Je suis mort, n'en parlons plus" qu'à ce portrait faisant singulièrement penser au voile de Véronique. Suivent logiquement des constats du chaos d'un monde finissant : paysages en déshérences, statues aux visages mutilés. Le tout dans une esthétique trash dont n'est pas très éloignée celle de "Prudents comme les serpents", la proposition de Stéphanie Petitjean exposée à l'étage du bas. Dans sa courte introduction, la photographe instille cependant un peu plus d'optimisme : "Par une transition du chaos vers l'apaisement, cette série vient ancrer une fin de cycle", écrit-elle. Et il est bien vrai que ses images nous amènent dans cet entre-deux des "(trans) mutations […] des âges de la vie et du temps flou qui les entoure" comme elle l'écrit aussi.
Littérature
Tout ceci sera sans doute évoqué dans cette même galerie lors d'une rencontre joliment intitulée "Le boîtier de vision" (2) et qui sera animée par Caroline Lamarche. Une rencontre imaginée par les Midis de la Poésie entre Antonio Jimenez Saiz et Anne-Lise Broyer, une photographe dont le travail est aussi intimement lié à l'écriture, voire à la littérature. Comme nous le notions lors d'une de ses expositions à la Galerie Particulière (voir La Libre du 26-06-2015 et du 17-07-2017), "d'abord parce qu'elle fait son chemin en compagnie d'écrivains dont les textes finissent par s'imbriquer dans ses publications. Ensuite, parce que ses photographies empruntent à la littérature la manière de faire image". C'est là un autre rapport du texte à l'image qui fait que ce "Boîtier de vision" risque bien d'être passionnant.
"Tant de poussière, et moi si sourd" d'Antonio Jimenez Saiz et "Prudents comme les serpents" de Stéphanie Petitjean Photographies Où L'Enfant Sauvage, rue de l'Enseignement, 23 1000 Bruxelles www.enfantsauvagebxl.com Quand Jusqu'au 21 décembre, du jeudi au samedi, de 13h à 19h.

(1) "Ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est la photographie", disait Lee Friedlander.
(2) Comment ne pas rappeler ici "Le boîtier de mélancolie", le superbe recueil de textes de Denis Roches dédiés à une centaine de photos de son choix.