Charles Ray, la mélancolique étrangeté du monde
Vaste découverte à Paris, chez François Pinault et au Pompidou, de l’oeuvre du sculpteur Charles Ray.
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- Publié le 03-03-2022 à 14h26
- Mis à jour le 03-03-2022 à 16h35
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Double exposition à Paris du sculpteur américain Charles Ray né en 1953. Le Centre Pompidou et la Bourse de Commerce (abritant la collection Pinault) se sont mis ensemble pour faire découvrir ce sculpteur formé chez Anthony Caro. Une découverte car Charles Ray a été très peu montré en Europe.
Les deux lieux sont habités par de grandes figures souvent blanches et lisses comme des sculptures de Canova, hyper réalistes, mais avec leur inquiétante et mélancolique étrangeté, si proches aussi de notre quotidien le plus banal.
Au centre du grand hall si beau dessiné par Tadao Ando à la Bourse de Commerce, on est confronté à un résumé de toute l’oeuvre.
Un vieux camion accidenté y est parqué, en acier inoxydable. Pour le faire, Charles Ray est parti d'un vrai camion qu'il a fait comprimer et scanner, puis reconstituer et ensuite « déballer » en une sculpture comme pour lui redonner vie. Avec sa question: la sculpture ne consiste-t-elle pas en la recomposition lente et morcelée du réel ?
En total contraste, on contourne, un enfant nu, Abel, le fils de son fondeur, réalisé cette fois en acier inoxydable peint en blanc, assis sur le sol, qui joue avec une petite auto. Les visiteurs peuvent l'observer de tout près, comme s'il était indifférent au monde qui l'entoure, continuant son jeu. La posture de l'enfant rappelle la sculpture antique du Gaulois mourant.
Contraste encore avec son autoportrait qui semble en marbre blanc, mais l’artiste qu’on voit assis sans gloire, attendant, est fait cette fois en papier peint en blanc, totalement fragile. Un gardien surveille que personne ne le touche.

Cavalier fatigué
Devant la Bourse de Commerce, il a déposé sa statue équestre en acier inoxydable brillant au soleil, pesant dix tonnes, où il se montre lui-même, à cheval mais à l’exact opposé des statues équestres de jadis à la gloire des rois et des généraux. Chez lui, le corps est voûté, fatigué, juché sur un cheval que manifestement, il ne sait pas monter.
Ces quelques exemples montrent comment Charles Ray entend jouer avec les trois composantes essentielles de la sculpture : l’espace si essentiel autour de l’oeuvre, la taille du sujet qui peut être agrandie ou rétrécie par rapport au réel et enfin le choix de la matière et la virtuosité incroyable des artisans qui réalisent ses projets.
C’est sans doute ce dernier aspect, caché, chaque fois différent sous de mêmes apparences, qui est le plus singulier. Certaines sculptures en marbre ou en métal pèsent des tonnes. D’autres qui ont le même aspect, peuvent être en papier !
Comme son Christ en Croix en papier qui semble flotter dans la salle ou comme Jeff, sculpture d'un sdf rencontré en rue, représenté assis, dans une pose généralement réservée aux grands de ce monde. Lui est en marbre et pèse 1,5 tonne, pour faire ressentir, dit-il, « le poids de l'existence pour Jeff ».

Sculptures anciennes
Si avec ces figures hyper-réalistes il rejoint des sculpteurs comme Duane Hanson ou Ron Mueck, il s'en détache par sa ré-interprétation quasi littérale parfois, des grands sujets de la sculpture ancienne comme le nu, mais que chaque fois il subvertit. Dans une salle, on retrouve son grand garçon de 2,4 m de haut, tenant une grenouille, en acier inoxydable peint en blanc. C'est l'oeuvre placée au bout de la Punta della Dogana à Venise. Le garçon a la grâce du David de Donatello.
Plus loin, il a posé sur un bloc, le corps endormi, en ciment gris, d'un nain avec son t-shirt troué et ses baskets. Est-il endormi comme l'Hermaphrodite du Louvre ou est-il mort? Un pauvre hère se tient assis comme un géant, tenant dans les mains son trésor: un hamburger. Alors que de grands mannequins de 2,43 m nous toisent.
Il supprime souvent le socle pour immerger la sculpture dans notre espace. Il revoit aussi la nature morte exposant un camion et un bulldozer à la Bourse et une Pontiac Grand Am accidentée au Centre Pompidou, en fibre de verre peinte, reconstituée à l’identique à partir d’une épave, comme tentative d’immortaliser ce qui a disparu.
Cette volonté est portée à son paroxysme, ou à son absurdité, quand il a fait refaire à l’identique par des artisans japonais, et en bois de cyprès, un grand arbre mort trouvé en Californie, comme pour lui donner quelques décennies d’existence en plus. Comme si la sculpture permettait de déplacer la mort.

Charles Ray jusqu'au 6 juin à la Bourse de Commerce et jusqu'au 20 juin au Centre Pompidou, très beau catalogue