Les mésusages de l’eau au centre de deux excellentes expositions chez Contretype
Publié le 03-03-2022 à 16h27 - Mis à jour le 03-03-2022 à 16h35
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/RZOSHSM4SNAFDGGY626YYZCHEI.jpg)
En entrant chez Contretype, une première image de grand format nous place devant une baie vitrée donnant sur un vaste paysage de l’Ouest américain. Un pas de plus vers les deux visiteurs contemplant ce panorama désertique nous amène au bord d’un barrage. Si ce surplomb fictif ne nous donne pas le vertige, le contraste entre la région d’une aridité extrême et cette réserve d’eau gigantesque nous fait tomber de haut. C’est évidemment l’effet recherché par le photographe Cyril Albrecht à qui l’on doit l’exposition "Empire hydraulique" en cours à la Cité Fontainas.
Tension
En la parcourant, on pense au formidable "American power" de Mitch Epstein, tant chacune de ses images fait, à propos de l'eau, le même constat d'un géant aux pieds d'argiles que celui dressé par le photographe américain à propos du pétrole. Son style qui confine à l'abstraction est certes différent, mais c'est la même démarche qui prévaut. Tout comme celles d'"American power", les images d'"Empire hydraulique" instillent une tension qui au fil du récit force le questionnement. L'auteur n'en fait d'ailleurs pas mystère ; pour lui, "parcourir cet empire hydraulique est l'occasion de creuser deux sillons photographiques qui (lui) sont chers : la tension qui existe souvent, au cœur du paysage, entre le naturel et le construit; d'autre part, la capacité des images à évoquer - au-delà de la présence implacable du présent - des fragments d'histoire, notamment à travers les traces, artefacts ou autres 'blessures» du terrain'".
"Blessures" est un euphémisme bien entendu, car la situation de ce qui était déjà un désert au XIXe siècle est plutôt celle du moribond sous perfusion que celle du blessé qu'on hydrate. Les ouvrages du génie civil pour alimenter en eau des mégapoles telles que Los Angeles, Phoenix ou Las Vegas sont dans la démesure et pour tout dire semblent relever de la folie collective. "L'ambition féroce de dominer les forces géologiques et hydrologiques d'une région vaste comme l'Union européenne a donné naissance à une infrastructure de manipulation et de contrôle de l'eau à une échelle encore jamais connue : plus de 12000 barrages, des milliers de kilomètres de canaux, franchissant parfois littéralement des montagnes grâce à d'énormes stations de pompage", constate Albrecht.
Son talent à lui est d’avoir ramené cela à des vues très attrayantes, le plus souvent minimalistes, qui rendent instantanément compréhensible l’ampleur du désastre.
Expérimentations
Même si le propos est différent, la démarche de Lucas Leffler, qui présente son projet "Sludge, Steel and Silver" à l’étage en dessous, relève de la même "stratégie" qui consiste à offrir au visiteur le raccourci visuel d’une histoire caractéristique des dérives de notre monde. À première vue ici, ce raccourci peut ne pas être évident pour qui vient voir de la photographie. Mais il suffit de se souvenir de "Zilverbeek" - son travail précédent qu’une résidence chez Contretype lui a permis de peaufiner ici - pour que le déclic se fasse. En fait, Leffler a tout simplement poussé le curseur de l’expérimentation et de l’installation un peu plus loin. Pour rappel, "Zilverbeek" est une fable visuelle à propos d’un ruisseau pollué jadis par l’usine photographique Gevaert à Anvers. Pollué au point que les ouvriers, paraît-il, allaient y recueillir le week-end l’argent déversé avec les bains chimiques durant la semaine.
Leffler a plongé, si l'on peut dire, des deux pieds dans cette histoire, mais surtout dans ce ruisseau dont il a extrait des boues argentées dont il s'est servi pour réaliser des tableaux splendides. Yuna Mathieu-Chovet, curatrice de l'exposition, résume parfaitement la démarche du jeune auteur : "Il ne s'agit ni de refaire l'histoire ni de la répéter, mais plutôt de rejouer pour le présent des événements ou des expérimentations qui ont été minorées, parfois ignorées par l'histoire. Il participe ainsi du principe contemporain de réévaluation de l'historique, dans le sens d'un questionnement des valeurs qui la sous-tendent." Pertinentes, intelligentes et agréables à regarder, ces deux expos valent décidément le détour.
"Empire hydraulique" de Cyril Albrecht "Sludge, Steel and Silver" de Lucas Leffler Photographies Où Contretype, 4A, cité Fontainas, 1060 Bruxelles. www.contretype.org Quand Jusqu'au 13 mars, du mercredi au vendredi de 12 à 18h, samedi et dimanche de 13 à 18h.

Livre : "Hydraulic Empire" de Cyril Albrecht, autoédition 2020, 43 photos, 64 pages, 25€