Francis Alÿs et le message puissant des jeux d’enfants
Le 59e Biennale d’art contemporain de Venise, reportée d’un an à cause du Covid, s’ouvrira plus tôt que d’habitude, le 23 avril. Le pavillon belge sera occupé par Francis Alÿs, certainement notre artiste le plus demandé dans le monde.
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Publié le 10-03-2022 à 09h33 - Mis à jour le 10-03-2022 à 14h57
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Né en 1959 à Anvers, de son vrai nom Francis de Smedt, il étudia l’architecture à Tournai et à Venise. Depuis 1986, il vit au centre de Mexico, dans le quartier du Zocalo. Il a trois enfants.
Il a été choisi au terme d’une procédure originale de la Communauté flamande. Elle avait désigné six commissaires d’exposition à qui elle avait demandé un projet pour Venise. Et c’est celui d’Hilde Teerlinck, avec Francis Alÿs, qui fut pris en juin 2020 déjà. Hilde Teerlinck vit et travaille à Barcelone et partage son temps de « curatrice » depuis vingt ans entre l’Espagne et la France.

Nous l’avons interrogée sur ce pavillon très attendu, centré sur la série des vidéos de Francis Alÿs, Jeux d’enfants (Children’s Games), dont on avait vu déjà une sélection à Bruxelles, à Kanal, dans une exposition qui connut un grand succès.
« Le report d’un an de la Biennale nous a donné le temps de mieux préparer l’exposition. Nous avons voulu nous concentrer sur la série des Children’s Games car elle est devenue centrale dans le travail de Francis. »
Il l’avait commencée par hasard, en filmant dans Caracoles, en 1999, un enfant qui shootait obstinément sur une bouteille. « Depuis, chaque fois qu’il est invité quelque part, il se promène dans les rues, observe l’espace public et en particulier les jeux des enfants qui lui permettent de rentrer dans une société et d’essayer de la comprendre. Il dit qu’il dialogue plus facilement avec les enfants qu’avec les adultes. »
Il a ainsi progressivement constitué une collection d’une trentaine de vidéos de Children’s Games, dont ceux filmés en zones de guerre en Afghanistan (où il a été huit fois), Irak ou Congo. Pour l’expo à la Biennale intitulée The Nature of the Game, il y aura 12 à 14 vidéos dont une dizaine de nouvelles: filmées à Hong Kong, au Mexique, à Lubumbashi en prélude à la prochaine Biennale et chez sa mère à Enghien en Belgique. Et il cherche encore à en filmer une, dans la neige, en Suisse.
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Déjà Bruegel
« L’architecture du pavillon -Francis Alÿs est au départ un architecte- l’a conforté dans l’idée de transformer le pavillon en une plaine de jeux. Et l’actualité de la pandémie a confirmé l’urgence de montrer ses jeux car dans le monde les enfants sont de moins en moins dans les rues, il y a moins d’interactions sociales, plus de virtuel, on a parfois peur de les laisser jouer en rue. »
Or, Francis Alÿs veut marquer l’importance de ces jeux, y compris dans son propre travail. « L’écriture et la mécanique de nombre de mes projets, dit-il, sont directement inspirés des jeux d’enfants : par la nature même du jeu d’abord mais aussi par sa mécanique et ses règles implicites mais rigoureuses. Rien n’est jamais dit, mais si vous dérogez aux règles, tous les enfants vous le diront à l’instant même. »
Hilde Teerlinck cite l’anthropologue David MacDougall qui écrit que les enfants peuvent apporter une importante leçon sur le changement culturel et social. Une plus grande
attention, écrit-il, doit être portée à leur apport économique et social, à leurs habitudes, à leurs croyances et valeurs, au monde parallèle à côté du nôtre qu’ils créent en s’adaptant d’une tout autre façon à nos environnements, même devenus très difficiles.
Un de modèles pour le pavillon est le tableau Jeux d’enfants de Bruegel (de 1560) exposé à Vienne, montrant 91 jeux sur la place d’un village flamand. « Bruegel prend les enfants au sérieux, explique Hilde Teerlinck, les traite comme des adultes. Francis Alÿs fait de même. Dans les zones de guerre, il montre leur force d’inventivité pour échapper à une cruelle réalité et trouver du sens dans ce qui n’a pas de sens. »
Chez Francis Alÿs, le poétique, la déambulation, l’artistique et le politique sont intimement liés. Quand il trace en marchant dans Jérusalem, à la peinture verte, la ligne de démarcation entre Est et Ouest, « son action, même d’apparence absurde, réagit par un acte artistique à l’absurdité des guerres, il ouvre une petite porte à un sens possible. »

La guerre en Ukraine
Dans le pavillon, à côté des vidéos, l’image côtoyant ainsi le geste, on pourra voir ses peintures réalisées sur les lieux qu’il arpente, montrant d’une autre manière, ces enfants et adolescents. Le catalogue de cette exposition qui viendra au Wiels en 2023, sera partie intégrante de l’exposition sous la forme d’un fac-similé de ses carnets de notes et croquis réalisés durant le tournage des vidéos.
La guerre en Ukraine ne laisse pas Alÿs indifférent. D’autant qu’il avait été invité à présenter au Pinchuk Art Center de Kiev sa vidéo Tornado de 2010, où il se filme pénétrant au coeur de tornades en Amérique du Nord. « Aujourd’hui, explique Francis Alÿs, les deux commissaires ukrainiennes, Oleksandra Pogrebnyak et Daria Shevtsova, sont elles-mêmes dans l’oeil d’un cyclone infiniment plus dévastateur.
Elles m’ont demandé de diffuser le message et d’appeler non seulement le monde de l’art mais aussi mes amis et connaissances, et nos gouvernements à s’opposer à cette agression russe, en complète violation des frontières de l’Ukraine et du droit international.»
A quelques semaines de la Biennale, en plein rush préparatoire, Francis Alÿs réfléchit cependant aussi à une manière possible de répondre à cet appel. Il n’est pas exclu non plus qu’il filme à Venise durant la Biennale.
Biennale de Venise du 23 avril au 27 novembre