Fragiles et aériennes, les installations de Tsuyu Bridwell nous font, spirituellement, prendre de la hauteur
Publié le 11-03-2022 à 17h34 - Mis à jour le 11-03-2022 à 17h39
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Avant-goût printanier, ce dimanche superbement ensoleillé nous conduit dans les Marolles, village ultra-convivial au cœur de la capitale. Joliment réaffectée, l’ancienne caserne de la rue Haute accueille à elle seule trois belles galeries : Marc Minjauw Gallery, Macadam Gallery et Art22 Gallery. Cette dernière, fondée en 2006 par l’historien de l’art Didier Brouwers et le photographe Eric de Ville, présente dans son espace principal plusieurs séries signées Tsuyu Bridwell. Nous l’avions manquée il y a une dizaine d’années lorsque, pour la toute première fois, les galeristes l’avaient exposée. Cette fois, il n’était plus permis de la louper !
Tsuyu Bridwell est née en 1967 à Tokyo d'une mère japonaise et d'un père coréen. Si ce double héritage irrigue indiscutablement son travail, tant dans l'emprunt de techniques artisanales traditionnelles que dans les matières qu'elle appelle, il ne faut cependant pas sous-estimer l'importance de la France, et de l'Occident plus généralement, dans ses réalisations à la croisée des deux mondes. Depuis une quinzaine d'années, l'artiste tire parti du potentiel esthétique, inouï, de l'origami - cet art de plier des petits papiers - pour imaginer des installations où le papillon (symbole de l'âme d'un être humain dans la culture asiatique) demeure un motif omniprésent. Méticuleusement et avec une patience qu'on ne peut mesurer, elle transforme ses feuilles de papier mûrier. À lui seul, ce papier est significatif. Offrant des propriétés étonnamment résistantes, il dégage une délicatesse et une fragilité propre à la destinée éphémère de l'insecte représenté : le papillon. Ses suspensions, fragiles et poétiques, nous donnent également une leçon de vie et de persévérance. Dans un monde qui s'accélère et se dématérialise en permanence, combien d'artistes explorent des pratiques qui demandent tant de patience, d'endurance, de discipline ? L'artiste elle-même rapproche cette production de la Légendes des milles grues (senbazuru). Une coutume au Japon qui invite une personne cherchant à exaucer un vœu - de santé, de longévité, d'amour ou de bonheur - à plier mille grues en papier dans l'année. Une activité aux allures de sacerdoce qui exige dévouement et pleine conscience. Chaque pliage demande de mettre sa concentration au service de l'intention. Face au résultat, aérien, on ressent toute la symbolique de l'envol vers une dimension supérieure. Des œuvres qui dégagent une spiritualité qui nous emporte, nous élève. Si ses installations les plus spectaculaires peuvent atteindre les 15 000 papillons pliés un par un par l'artiste elle-même, les deux grandes suspensions présentées chez Art22 comptent quelque 2 500 spécimens. Des réalisations qui ouvrent de multiples niveaux de lecture. Nous pensons également à un essaim. Soit une colonie d'insectes qui se révèle à la fois rassurante et fascinante, mais aussi extrêmement inquiétante ou effrayante d'un point de vue fantasmagorique. Le groupe porte et sécurise. Il peut aussi anéantir.
Ces grandes suspensions répondent à d’autres œuvres convoquant des papillons. Des boîtes entomologiques dans lesquelles ces papillons de papier prennent des allures de petits nœuds ou petits cols blancs. Chacune renferme ses petites histoires. Dans l’une, les papillons immaculés se transforment en or… À moins que ce ne soit l’inverse ? En deuxième lecture, on retrouve dans l’organisation de ces plages dorées le même mouvement que celui des vagues de la mer du japon. Celles qu’immortalisa Hokusai. Une ondulation traduisant à la fois cette force, cette énergie et cette progression.
Entre puissance et fragilité
Jouant la carte de l’absurde, la série Water/Mother représente des méduses, seules ou en groupe, confectionnées à partir de laine mohair. Le titre vient de la traduction littérale du terme méduse en japonais (kurage). L’artiste joue la dichotomie, avec cet animal dont la puissance électrique n’invite pas à la caresse. Et pourtant, celles imaginées ici donnent envie de les approcher, de les toucher, de les cajoler. Elles tirent parti de ce matériau doux - la laine d’un agneau - si opposée à l’image visqueuse et venimeuse de l’animal. Aussi, cette matière si singulière offre à l’artiste la possibilité de jouer avec les couleurs.
Autre ensemble, celui intitulé Network. Tsuyu Bridwell emploie de petits cristaux facettés Swarowski. Des strass qu’elle a longtemps écartés, les considérant trop "bling-bling". Et c’est pourtant tout l’inverse que nous observons. Il est ici question de finesse et d’une réelle justesse. Nous plongeons dans ce travail qui inspire des toiles d’araignées gorgées de la rosée du matin, dessinant des colliers de perles dans la nature qui se réveille. Nous pouvons aussi les observer comme autant de constellations structurant un ciel étoilé ou comme ces vues aériennes de réseaux routiers capturés en pleine nuit… Le titre, enfin, apparaît comme un clin d’œil au réseau internet.
Évoquant directement la force mystique des pierres, la série "Pagodas" est peut-être notre préférée. Tsuyu Bridwell combine des cubes de plexiglas très transparents qu’elle sculpte le plus précisément. Elle creuse des cavités permettant aux pierres choisies de s’enchâsser parfaitement. Aussi, elle travaille sa pièce afin de lui donner un caractère aqueux, comme une petite bulle perdue dans l’eau. L’artiste a imaginé des compositions modulables : les volumes et les pierres peuvent être désassemblés et repositionnés à notre guise, comme autant de petites architectures. L’artiste explore l’idée des pagodes, soit des constructions à la fois lieux de culte et de protection. Leurs fondations peuvent accueillir des reliques, des bijoux et autres trésors cachés. En filigrane de toutes ses productions, une même source d’inspiration : les croyances et les rites ancestraux lui permettant d’exprimer la puissance et la fragilité de la vie.
Tsuyu Bridwell, The Elegant Universe of Strings Art contemporain Où Art22 Gallery, place du Jeu de Balle 67, 1000 Bruxelles www.art22.gallery Quand Jusqu'au 27 mars, du vendredi au dimanche de 10h30 à 16h30.
